Vailhé, LETTRES, vol.1, p.78

8 jun 1830 [Lavagnac], ESGRIGNY Luglien de Jouenne
Informations générales
  • V1-078
  • 0+025|XXV
  • Vailhé, LETTRES, vol.1, p.78
Informations détaillées
  • 1 AMITIE
    1 CATECHISME
    1 COLERE
    1 CONFESSION FREQUENTE
    1 FLEURS
    1 HAINE
    1 JOIE
    1 LOISIRS
    1 NOTRE-SEIGNEUR
    1 PARDON
    1 PASSIONS
    1 REVE
    1 SAINTE COMMUNION
    1 SENSIBILITE
    1 UNION DES COEURS
    2 DU LAC, JEAN-MELCHIOR
    2 PIERRE, SAINT
    3 DIGNE
    3 PARIS, EGLISE SAINT-THOMAS D'AQUIN
  • A MONSIEUR LUGLIEN DE JOUENNE D'ESGRIGNY (1).
  • ESGRIGNY Luglien de Jouenne
  • le 8 juin 1830.
  • 8 jun 1830
  • [Lavagnac],
  • Monsieur
    Monsieur Luglien de Jouenne d'Esgrigny,
    Rue Duphot, n° 11.
    Paris.
La lettre

Pour le coup, ceci passe la plaisanterie, et je suis fâché tout rouge. Comment donc, voilà trois semaines que je n’ai pas reçu un mot de vous! Comptez-vous ne m’écrire que tous les mois? Je vous préviens que cela ne m’arrange pas du tout. Depuis bientôt quinze jours, tous les courriers me donnent une impatience, parce que j’attends quelque chose de vous et que je ne vois rien. Est-ce que, par hasard, vous voudriez vous faire désirer? Eh! mon ami, cela n’est pas nécessaire; d’autant plus que si j’ai manqué à ma parole de vous écrire deux fois par semaine, c’est votre faute. Je vous ai écrit trois fois sans recevoir de nouvelles. Ma foi! à la fin, je me suis reposé. Vous ne me direz pas au moins que le Correspondant vous occupe beaucoup, car je n’y ai reconnu aucun article de vous. S’il s’en trouve, la manière dont ils sont faits ne vous a, bien sûr, pas coûté beaucoup. Ainsi, je vous déclare inexcusable.

Mais je devine. Vous avez été au bal. On vous a jeté par le nez quelque vieille rose, fanée quelques instants plus tôt que celle qui…; et quand on peut flairer une rose de cette espèce, on est content du souvenir qu’elle laisse. On est triste de n’y être pas encore, on est rêveur, on est…, que sais-je, moi? On passe son temps à regarder quelques feuilles flétries, sur lesquelles le coeur, peut-être même l’esprit, se reposerait des journées entières. Pauvre esprit!

Un temps fut que j’étais comme vous. Une certaine personne, mais à qui je n’avais jamais rien dit, que je ne pouvais voir que par côté, pas toujours même, trois fois par semaine, une heure ou deux, au catéchisme. Cela me rendit malheureux pendant longtemps. Cela passa, parce que je ne la vis plus. Quand je la rencontre, cela ne me fait pas grand’chose(2). Maintenant, je ne suis pas invulnérable, tant s’en faut. Mais quoique telle personne me fasse plus d’impression que telle autre, je ne suis pas exclusif.

Mon Dieu! Qu’est-ce que tout cela sera dans cinquante ans? Des os disloqués, ou quelques vieilleries sans cheveux et sans dents. Et moi, qu’est-ce que je serai? Je suis persuadé que, si je n’avais pas reçu la force de me confesser souvent, je serais un grand coquin, car je suis bâti de façon à ce qu’un rien m’émeuve, et si je ne place pas sans cesse mon coeur plus haut, je suis hors de moi. Heureusement qu’il est quelqu’un, à qui, dans ces moments de détresse, on peut demander du secours, en qui l’on peut déposer toutes ses affections sans remords, et que, sur la terre aussi, il est certains personnages pour qui il est permis de n’être pas tout à fait indifférent. Eh! mon Dieu! non, je ne suis pas indifférent, et c’est ce qui me fait mal, quand je vois qu’on me plante là, après m’avoir dit: « Je vous aime, » non parce que, parce que et trente-six mille parce que, mais parce que c’est moi et que c’est vous. Belle nouvelle, si l’on n’agit pas en conséquence!

Mais il faut que je me calme. J’ai besoin de pardonner les offenses qu’on me fait, pour qu’on me pardonne les miennes, car j’espère communier demain. Ainsi, je ne vous ferai plus que de doux reproches. Mon cher ami, il me vient une pensée qui est bonne, je n’en doute pas, et que vous devriez m’aider à réaliser. Nous devrions faire une Communion le même jour. Supposé que vous ne pussiez vous préparer tout de suite, à la fin du mois il y a une grande fête, la fête de saint Pierre. Ce serait ou le jour même qui est mardi, ou le dimanche suivant. Séparés par une grande distance, ne devant nous revoir que dans quelque temps, vous ne sauriez croire combien il serait bon pour l’un et pour l’autre de visiter le même jour Notre-Seigneur, de le voir, de l’adorer en nous comme un ami commun qui parle à la fois à tous les deux; car notre amitié ainsi sanctifiée, ainsi consacrée par l’offrande que nous en ferions à Celui qui est l’amour infini, ne peut que lui plaire infiniment, puisque la marque à laquelle il assura qu’on reconnaîtrait les siens, c’est un amour mutuel semblable à celui qu’il avait pour eux.

Que dites-vous de ce projet de réunir nos coeurs dans celui de Notre-Seigneur? Réalisez-le, mon cher ami; réalisez-le. Oh! alors, je ne vous garderai plus rancune. Si vous acceptez mon projet, je le communiquerai à du Lac(3). Ce pauvre garçon est bien malheureux. Cela le déterminera, je suis sûr, à s’approcher des sacrements, qu’il néglige depuis quelque temps. Voyez quel bien nous nous ferions à tous les trois, quoique séparés les uns des autres.

Comme je connais votre coeur et vos excellentes dispositions pour faire tout ce qui pourrait être agréable à vos amis, je serais bien fâché si vous faisiez, pour leur plaire, cette action un peu à la légère, si vous ne voyiez pas Dieu avant tout et vos amis en lui, et seulement pour lui. Mais je n’ai pas besoin de toutes ces réflexions. Je suis persuadé que vous ferez en ceci comme pour tout ce que vous voulez bien faire. Et comme mon projet vaut bien la peine qu’on y réfléchisse, je m’arrêterai ici, quoique j’eusse à vous consulter sur bien des choses.

A une autre fois! Adieu, mon bon ami. Je suis tout joyeux en pensant à mon dessein. Ne troublez pas ma joie; elle n’est pas mauvaise. Adieu.

Je vous prie, le secret, sur la première partie de ma lettre au moins: c’est un chapitre de mes confessions.

EMMANUEL.
Notes et post-scriptum
1. Voir des extraits dans *Notes et Documents*, t. Ier, p. 104 1 sq., 133.2. Souvenir d'enfance, car Emmanuel suivit les catéchismes à Saint Thomas d'Aquin à partir de 1823. Il y fit sa première Communion l'année suivante, le 1er juillet 1824.
3. Du Lac se trouvait alors à Digne.