Vailhé, LETTRES, vol.1, p.81

14 jun 1830 [Lavagnac, ESGRIGNY Luglien de Jouenne
Informations générales
  • V1-081
  • 0+026|XXVI
  • Vailhé, LETTRES, vol.1, p.81
Informations détaillées
  • 1 AMITIE
    1 ANIMAUX
    1 CLERCS
    1 COLERE
    1 CONVERSATIONS
    1 CURE
    1 DOMESTIQUES
    1 HAINE
    1 JARDINS
    1 LIVRES
    1 MAITRISE DE SOI
    1 MALADIES
    1 PARESSE
    1 PENSEE
    1 PROCESSIONS
    1 REPAS
    1 REPOS
    1 SOLITUDE
    1 TRAVAIL DE L'ETUDE
    1 VOL
    1 VOLAILLES
    2 ALZON, HENRI D'
    2 BONALD, LOUIS DE
    2 BONALD, VICTOR DE
    2 BRASSAC, ABBE
    2 LAMENNAIS, FELICITE DE
    2 LESAGE, ALAIN-RENE
    2 MAISTRE, JOSEPH DE
    2 THIEBAULT, LOUIS
    3 ARTOIS
    3 HERAULT, RIVIERE
    3 VIGAN, LE
  • A MONSIEUR LUGLIEN DE JOUENNE D'ESGRIGNY (1).
  • ESGRIGNY Luglien de Jouenne
  • le 14 juin 1830.]
  • 14 jun 1830
  • [Lavagnac,
  • Monsieur
    Monsieur Luglien de Jouenne d'Esgrigny,
    Rue Duphot, n° 11.
    Paris.
La lettre

Vous conviendrez au moins que je suis la meilleure pâte d’homme ou de jeune homme. Je vous en voulais, et beaucoup. Rester presque un mois sans m’écrire! J’avais résolu de vous bouder et d’écrire à Thiébault, que je sais de retour de son Artois, que vous étiez un malappris, un sot, oui un sot; car j’étais en colère. Eh bien! je reçois votre lettre, ma colère cesse et je me dépêche bien vite de vous écrire, pour vous dire que je vous aime comme devant. Cependant, j’aurais bien quelque droit de n’être pas content d’une lettre si courte, si brève, après un si long temps, d’une lettre où les lignes sont si écartées, comme si l’on était pressé de finir. Mais je ne saurais être rancuneux avec vous. Ainsi, qu’il n’en soit plus question.

J’aurais bien des choses à vous dire. A propos, d’abord, je me suis bien ennuyé pendant deux ou trois heures qu’a duré la procession. C’est ma faute. Je n’ai pas voulu la suivre, j’ai attendu dans le jardin du curé. Il me semble pourtant que, si je l’avais suivie, j’aurais eu une attaque de nerfs, car c’est l’effet que produisent sur moi toutes les processions.

Voulez-vous que je vous parle de ce que j’ai fait depuis deux ou trois jours? J’ai fait la police. Quatre couvées de canards ont été volées, chose très importante, quand on n’a rien de plus important pour s’occuper. Il a été décidé que qui pouvait voler un oeuf pouvait voler un boeuf. Or, mon adresse ayant découvert une cache, où étaient 14 oeufs des susdits canards, il y a eu crainte au moins pour sept paires de boeufs. De là, l’obligation de chercher le voleur. On est sur ses traces, mais on ne sait rien de positif. C’est moi surtout qui me suis occupé des perquisitions, et comme on ne veut pas faire de bruit, parce qu’après tout le délit n’étant pas considérable, ce n’est pas la peine de perdre un homme de réputation, les plus grandes précautions sont nécessaires. Je ne sais pourquoi j’ai éprouvé le plus grand plaisir à découvrir les oeufs volés, à visiter secrètement la cache pour m’assurer qu’ils y étaient encore, à parcourir les alentours pendant un jour ou deux pour surveiller les passants, à aller m’assurer que, la nuit dernière, les domestiques qui gardaient dans un petit bosquet ou dans un fossé étaient à leur poste, à écouter les aboiements des chiens, pour savoir si quelqu’un s’approchait furtivement, enfin, à ne pas me déshabiller, mais à me jeter seulement sur mon lit, afin d’être prêt au premier signal qu’on me donnerait, dans le cas d’une arrestation. Il paraît que le voleur s’est douté de quelque chose. Il ne s’est point montré, en sorte qu’on en est encore réduit à des soupçons plus ou moins vagues.

Que voulez-vous dire, quand vous m’assurez que vous n’êtes maître ni de votre esprit ni de vous? Me persuaderez-vous que vous êtes une tête sans cerveau, qui se laisse emporter sans savoir qui la pousse? En vérité, je ne reçois pas vos excuses. Dites: Je suis un paresseux, un grand paresseux. » Oh! alors, je dirai: « Ainsi soit-il », ou plutôt: « Ainsi ne soit-il pas », car j’ai envie que cela finisse. Mais j’oubliais que je ne voulais plus vous parler de cela.

J’ai fini hier les Soirées de Saint-Pétersbourg, que vous m’aviez conseillé de lire. Je vous en remercie. Cette lecture m’a fait un grand plaisir et un peu de bien. J’ai pris quelques notes; j’ai regret de n’en avoir pas pris davantage. A une autre fois. Dès ce soir, je commencerai la lecture dit Gil Blas, à moins que je n’aie quelque chose de mieux à faire.

J’ai été si pressé d’exécuter ma promesse que j’ai interrompu ma lettre pour lire le premier chapitre de Gil Blas. Puis, j’ai dîné; puis, j’ai été me promener. C’est quelque chose de délicieux que la promenade à la campagne. Il y a ici une personne, qui malheureusement nous quitte demain; quelquefois, je sors avec lui ou elle -je ne sais pas bien -et, au coucher du soleil, nous allons faire une excursion philosophique. Pour n’être pas gênés par la difficulté de marcher, c’est tout bonnement le grand chemin que nous prenons pour théâtre de nos conversations. Tout est admirable: la beauté du ciel, la pureté de l’air rafraîchi par le voisinage de l’Hérault, notre solitude, car personne ne nous trouble dans les réflexions que nous nous communiquons actuellement. Ce soir, nous avons parlé de la ressemblance de l’homme avec Dieu, et surtout des rapports de la parole divine avec la parole humaine.

Cette personne a beaucoup réfléchi. Partant du point où s’est arrêté M. de Bonald, elle m’a développé un ordre d’idées magnifique. J’éprouvais un plaisir indicible, lorsqu’il s’arrêtait, à lui communiquer les pensées produites en moi par les siennes, et comme c’est un homme très modeste, il les accueillait très bien. C’est un de mes parents, et il est dommage que sa position peu avantageuse ne lui ait pas permis de se livrer tout entier à des études, qu’il dérobait à d’autres études, qu’il était obligé de faire. Il n’est peut-être pas trois personnes à qui il ait osé parler de ses recherches, dans la crainte de n’être pas bien compris. Car il faut convenir que si, en province, il est des personnes d’un mérite supérieur, il y a bien des gens doués d’une impuissance d’esprit merveilleuse.

Croiriez-vous que M. Victor de Bonald, pour le dire en passant, fils de l’auteur des Recherches philosophiques*, a écrit à un professeur de philosophie de son ressort que, s’il continuait à professer la doctrine du sens commun, il le destituerait? Croiriez-vous qu’il s’en soit vanté? car c’est par lui que je le sais. Croiriez-vous qu’il ait écrit à mon père, au sujet des troubles du Vigan, -qui sont loin d’être apaisés et qui furent causés par un certain abbé Brassac: « Il est triste de penser que le désordre soit introduit dans l’Eglise par des ecclésiastiques, depuis l’abbé Brassac jusqu’à l’abbé de la Mennais. Ils ont bien des torts à se reprocher. » Et, partant de là, une diatribe sur les ouvrages de l’homme(2).

Adieu. Le papier me manque et je ne pourrais remplir une autre feuille.

EMMANUEL.
Notes et post-scriptum
1. La date donnée est celle du cachet de la poste, à Montagnac.
2. L'homme, ici, c'est l'abbé de la Mennais. Victor de Bonald second enfant du célèbre philosophe, écrivain légitimiste, publia en 1833 l'ouvrage *Des vrais principes opposés aux erreurs modernes*. Il fut jusqu'en 1830 recteur de l'Académie de Montpellier, et c'est à ce titre qu'il dut morigéner le professeur de philosophie en question.