- V1-085
- 0+027|XXVII
- Vailhé, LETTRES, vol.1, p.85
- 1 AMITIE
1 BONHEUR
1 LIVRES
1 LUTTE CONTRE LA TENTATION
1 MONARCHIE
1 PARENTE
1 PARENTS
1 PROVIDENCE
1 REPOS
1 RESIDENCES
1 RIRE
1 TRAVAIL MANUEL
2 ALZON, AUGUSTINE D'
2 ALZON, HENRI D'
2 BAILLY, ANTOINE-DENIS
2 BOURRIENNE, LOUIS DE
2 DU LAC, JEAN-MELCHIOR
2 LESAGE, ALAIN-RENE
2 MONTLOSIER, FRANCOIS-DOMINIQUE DE
2 NAPOLEON Ier
2 PUYSEGUR, MADAME ANATOLE DE
2 ROLAND, MADAME
3 MAINE
3 MAYENNE, DEPARTEMENT
3 MONTPELLIER
3 PARIS - A MONSIEUR LUGLIEN DE JOUENNE D'ESGRIGNY.
- ESGRIGNY Luglien de Jouenne
- le 18 juin 1830.
- 18 jun 1830
- [Lavagnac],
- Monsieur
Monsieur Luglien de Jouenne d'Esgrigny,
Rue Duphot, n° 11.
Paris.
Ne vous moquez pas de moi, cher ami. Je vais tout vous dire. Il vient de me prendre un accès de bonheur, et comme il faut que j’en parle à quelqu’un, c’est vous que je choisis comme plus capable que tout autre de me comprendre. Voici le fait.
Il est à peu près 3 h. 1/2 à 4 heures du soir. Ennuyé de lire Gil Blas dans ma chambre, j’ai voulu faire un tour de jardin. Or, je commençais précisément le quatrième volume et j’étais au moment où Gil Blas repousse les propositions que lui faisait son compagnon de retourner à la cour, et, au refus de celui-ci, je ne sais pourquoi, j’ai fermé le livre et j’ai pensé à moi. Je me trouvais dans une longue allée couverte par des platanes; d’un côté, un petit canal bien frais, de l’autre, un assez grand verger. Un beau soleil après la pluie, et je jouissais de toutes ces choses, et je me suis dit: « Que te manque-t-il? » -Eh! mon Dieu, rien du tout. Rien à demander. J’ai mes parents, une agréable habitation; je n’ai pas à travailler pour me faire une position; j’ai des amis que j’aime et qui m’aiment. J’en aurais bien voulu un à mes côtés, pour lui dire toutes ces choses. Voyez un peu à quoi je suis allé m’arrêter.
Un ancien député de la Mayenne est venu faire, avec ses deux fils, une visite de deux jours à mon père. Ces jeunes gens m’ont parlé de la beauté des chasses du Maine, et comme elle est nulle dans ce pays-ci, je me suis pris à regretter de n’avoir pas de gibier. « Mais, me suis-je dit, si jamais tu exécutes ton dessein, la chasse sera plantée là, et ne sera-ce pas un bonheur de n’avoir pas à résister à la tentation? » Car, mon cher ami, je tiens à mon dessein. Que voulez-vous? C’est plus fort que moi. Mais quand -pour en revenir à mes réflexions- j’ai vu que même un certain désagrément se tournait à bien, que j’étais l’enfant gâté de la Providence: « Mon Dieu, ai-je dit, je suis trop heureux. » Et je vous avoue que, si j’avais été dans ma chambre, je me serais jeté à genoux. Pourquoi n’étiez-vous pas là? Je vous aurais peut-être fait comprendre tout cela, et vous auriez été heureux de ce que je l’étais. Mais non; il faut vous écrire bien froidement, ce qui ôte à la chose bien de son mérite. Dite, elle vous aurait paru un bon mouvement; écrite, elle vous paraîtra peut-être folie.
Eh! mon Dieu! Oui, mon cher, je suis trop heureux et j’ai grand’peur que, cela ne dure pas. A la volonté de la Providence! Car j’ai remarqué, ces jours derniers, que je n’étais pas trop bon sujet. Qu’est-ce que ces pensées signifient? Je n’en sais rien. Sont-elles bonnes? Sont-elles mauvaises? Fait-on bien ou mal de s’y abandonner? Vous n’en savez peut-être pas plus que moi. Je pense que, comme elles ne font d’abord aucun mauvais effet, il faut en remercier Dieu, les lui offrir -ce qui les bonifie toujours, et puis, aller son petit bonhomme de chemin.
Je ris encore, quand je pense à la singulière manière dont j’ai plié ma dernière lettre et dont je l’ai terminée. Mais je m’arrête un moment. On a déjà envoyé un courrier. Comme je n’ai rien de pressant à vous dire, j’attendrai pour savoir si on m’apportera quelque chose de vous et pour y répondre. Je vais continuer Gil Blas.
Du 19, 9 heures du matin.
Je sors du lit, parce que j’ai passé une partie de la nuit à lire Gil Blas, que j’ai enterré. De plus, j’ai lu la proclamation du roi, dont jusqu’à nouvel ordre j’ai été content. J’ai pris une caille au filet, à qui j’ai rendu la liberté, après que mes soeurs l’ont eu baisée; et si vous voulez savoir ce que je vais faire de ma journée, je vais voir un cousin qui est à quatre lieues d’ici. Je suis presque sûr de ne pas le trouver. Raison de plus.
Jusqu’à présent, du Lac avait été bien plus exact que vous à m’écrire. Tous les huit jours, à peu près, j’en savais des nouvelles. Voilà quinze jours bientôt qu’il ne m’a rien écrit. Cela m’inquiète, à cause de ce qu’il m’avait dit dans sa dernière lettre. Je croirais, je ne sais pourquoi, que point de nouvelles, mauvaises nouvelles. Si vous savez quelque chose, écrivez-le-moi. Quand m’écrirez-vous? Vous m’avez écrit une fois dans le mois de mai, une fois dans le mois de juin. Attendrez-vous le mois de juillet pour essayer vos forces, c’est-à-dire pour sortir de la douce nonchalance où je [vous] vois plongé? Il fait chaud, il ne faut pas se fatiguer la tête, il ne faut pas se fatiguer les mains par un travail excessif. Pauvre chétif enfant! Eh bien! oui, ménagez-vous; je vous le pardonne.
Où donc voulez-vous que j’aille pêcher tous les Mémoires de la Révolution et de la Restauration? A deux cents lieues de Paris, à la campagne, voulez-vous que je les fasse venir? Absurdité. Ce n’est pas pour la campagne que je dois réserver ces Mémoires; c’est pour Paris(1). Cependant, pour vous faire plaisir, la première fois que j’irai à Montpellier, j’achèterai les Mémoires de Montlosier, et, si j’en trouve quelques autres bien authentiques, je les prendrai encore. Voilà tout ce que je puis faire pour vous. Je connais déjà Bourienne, qui montre très bien la marche de Napoléon vers le pouvoir; je connais ceux de Mme Rolland, une partie de ceux de Bailly et quelques autres encore, en gros ou en détail.
Avec cela, tâchez de me donner des conseils un peu plus praticables du bien. Quand vous saurez quelque livre intéressant et utile, priez mon libraire de me l’envoyer. Je crois que vous avez son adresse.
Adieu, cher ami. Tout à vous. Je ne relis pas ma lettre, parce que je n’ai pas le temps.
EMMANUEL.