Vailhé, LETTRES, vol.1, p.88

21 jun 1830 [Lavagnac, BAILLY_MONSIEUR
Informations générales
  • V1-088
  • 0+028|XXVIII
  • Vailhé, LETTRES, vol.1, p.88
Informations détaillées
  • 1 AGRICULTEURS
    1 AMITIE
    1 CANTIQUES
    1 COLERE
    1 ELECTION
    1 FETE-DIEU
    1 LIBERAUX
    1 LIVRES
    1 MINISTERE
    1 MINISTRES PROTESTANTS
    1 ORGUEIL
    1 PROTESTANTISME ADVERSAIRE
    1 RECONNAISSANCE
    1 REPOS
    1 RIRE
    1 ROYALISTES
    1 VEPRES
    1 VERITE
    2 ALZON, HENRI D'
    2 DU LAC, JEAN-MELCHIOR
    2 LA GOURNERIE, EUGENE DE
    2 NICODEME
    2 SAINT-SIMON, CLAUDE-HENRI DE
    3 LODEVE
  • A MONSIEUR EMMANUEL BAILLY (1).
  • BAILLY_MONSIEUR
  • le 21 ou 22 juin 1830.]
  • 21 jun 1830
  • [Lavagnac,
  • Monsieur
    Monsieur E. Bailly,
    rue des fossés Saint-Jacques, n° 11,
    Paris.
La lettre

Plaignez-moi, si vous voulez, cher père, ou riez avec moi. Demain, je m’en vais voir jouer la farce, c’est-a-dire que je pars pour les élections de Lodève, où les royalistes auront, dit-on, le dessous. Tant pis pour eux! Le candidat ministériel a des torts envers ses ex-commettants, et comme ces ex- commettants ne l’ont nommé qu’à condition qu’il les soutiendrait auprès du ministère, au sujet de certaines fournitures de drap, ils ont fort envie d’essayer d’un autre côté. Je vous apprends cela, parce que l’ayant entendu répéter cinquante ou soixante fois, force m’a bien été de m’en souvenir. Après tout, qu’est-ce que cela fait [qu’on] nomme un royaliste? Un de plus ou de moins n’y fera pas grand’chose et la majorité ne dépendra pas d’une voix. Avec cela, j’espère que ce sera assez curieux de voir des élections dans une petite ville. Toutes les auberges sont pleines. Les agents des divers comités courent à droite et à gauche, car, quoique plus froids, les royalistes ont aussi leurs comités. Les grands mots de libertés publiques, d’intérêts publics [sont] crachés au nez de ces bons paysans, tout ébahis que tant de choses qu’ils ne comprennent pas dépendent de leurs votes. Oh! je compte bien rire.

Quant au grand collège, patience. On dit que mon père est le premier candidat royaliste et que même, en désespoir de cause, quelques libéraux le préféreraient à un candidat ministériel, parce qu’ils aiment mieux s’en rapporter à quelqu’un qui n’a jamais voté que selon son opinion qu’à un serviteur du ministère.

Le soi-disant du Lac est un impertinent de première classe. Le véritable est bien assez malheureux, sans qu’on aille encore lui donner cet ennui, car une chose bien vexante, il me semble, est d’avoir la honte, j’allais dire sans le profit, mais c’est une bêtise, une des mille bêtises qui m’auraient mérité cent fois pour une les termes d’amitié que vous me prodiguiez avec tant de générosité.

Me les prodiguerez-vous longtemps ces termes si flatteurs? Une personne qu’on aime et qui vous aime, qui est pieuse, douce et tendre, et qui doit vous aider à traverser la vie viendra, et l’on oubliera Nicodème, ou du moins on oubliera de lui dire son fait, parce qu’on aura autre chose à dire à la personne pieuse, douce et tendre. On l’oubliera, parce qu’on aura assez de bien aimer la personne qui vous aime. On ne lui parlera plus d’amitié, on ne le mettra plus sur ses genoux, parce qu’on aura bien assez à faire avec la personne qui doit vous aider à traverser la vie. Pauvre Nicodème!

Vous me dites que les saint-simoniens rendent un service signalé à la religion. Je le crois. J’ai voulu, ces jours derniers, lire un peu attentivement une brochure du fondateur intitulée Nouveau christianisme. Quoique toute la doctrine n’y soit pas contenue, elle m’a paru renfermer des choses précieuses. Il y a, dans ce pas rétrograde de l’esprit indépendant vers l’autorité, dans cet aveu de son impuissance à avancer, s’il est seul, un grand triomphe de la vérité, un progrès, comme ils disent; et ce progrès ne pourra, je crois, qu’aller en augmentant chez des hommes de bonne foi et qui commencent à se lasser des égarements de l’orgueil. Peut-être aussi que, contents d’avoir fait un pas, voudront-ils s’arrêter. C’est encore ce qui est à craindre pour beaucoup de gens. Mais ce qui n’est peut-être pas moins curieux pour la religion, c’est une petite histoire qui n’est pas plus vieille que d’hier.

Les protestants ont fait construire un temple dans un village voisin. C’est précisément le jour de l’octave de la Fête-Dieu qu’ils ont choisi pour en faire l’inauguration. Plusieurs ministres voisins étaient convoqués. Il n’y a pas de ministre dans le village même où le temple était inauguré: c’est un ministre voisin qui est chargé d’y faire l’office. Or, ce brave homme avait composé un cantique, qu’il trouvait fort beau. Il tenait beaucoup à ce qu’on le chantât. Il paraît que ses confrères n’en avaient pas jugé de même et s’étaient opposés à ce qu’il en fût question pendant la cérémonie. Celui-ci, qui avait son cantique sur le coeur, détermina quelques paysans à le seconder, et à vêpres, car ici les protestants ont leurs vêpres, il entonne cette production chérie de son cerveau. Ceux qui n’étaient pas du secret écoutent un couplet, deux couplets. A la fin du troisième, quelqu’un se lève et déclare que le cantique l’ennuie. Les chanteurs veulent continuer. Il paraît que l’interrupteur n’était pas le seul ennuyé; il est soutenu. Aussitôt une dispute, non pas de mots et de chants, mais une bonne dispute, où l’on se bat à coups de chaises. Une seule chose m’étonne,. c’est qu’on n’y ait pas mis le feu. Le temple n’aurait pas servi longtemps, mais on aurait préludé à certains projets dont quelques gens ici ne font pas mystère.

Et moi aussi, je bavarde, mais j’ai le temps. Il est minuit, mais je ne veux pas me coucher. J’irai tout à l’heure chasser les cailles au filet, si la rosée me le permet. Vous n’êtes pas non plus couché, vous. Vous pensez à celle qui…, ou plutôt votre zèle vous tient réveillé et pendant que la terre repose, vous fait travailler à la défense de la religion. La Gournerie est le seul de vos jeunes gens qui m’écrive un peu exactement; remerciez-le, je vous prie, et grondez les autres de ma part.

Adieu, cher père. Que Dieu vous bénisse, vous et vos projets d’individualité! Adieu.

Emmanuel d’Alzon.

21 ou 22 juin -je ne sais pas bien l’heure- 1830.

E.D'ALZON
Notes et post-scriptum
1.Voir *Notes et Documents*, t. Ier, p. 173.