Vailhé, LETTRES, vol.1, p.96

6 jul 1830 [Lavagnac], ESGRIGNY Luglien de Jouenne
Informations générales
  • V1-096
  • 0+031|XXXI
  • Vailhé, LETTRES, vol.1, p.96
Informations détaillées
  • 1 AGRICULTEURS
    1 AMITIE
    1 CONNAISSANCE DE SOI
    1 DOMESTIQUES
    1 ELECTION
    1 FONCTIONNAIRES
    1 GOUVERNEMENT
    1 HOMMES
    1 INGRATITUDE
    1 LANGUE
    1 LIBERAUX
    1 LIVRES
    1 LOISIRS
    1 MALADIES
    1 MEDISANCE
    1 MENSONGE
    1 PARESSE
    1 PARLEMENT
    1 ROYALISTES
    1 RUSE
    1 SATAN
    1 SENSIBILITE
    1 SOUFFRANCE
    1 SYMPATHIE
    1 TRAVAIL MANUEL
    1 VOL
    2 ALZON, HENRI D'
    2 CERVANTES
    2 CREUZE DE LESSER, AUGUSTIN
    2 DU LAC, JEAN-MELCHIOR
    2 FIEVEE, JOSEPH
    2 MAISTRE, JOSEPH DE
    2 MASSILLON, JEAN-BAPTISTE
    2 PLATON
    2 POLIGNAC, JULES-AUGUSTE DE
    2 SAINT-SIMON, LOUIS DE
    3 FRANCE
    3 LODEVE
    3 MONTPELLIER
  • A MONSIEUR LUGLIEN DE JOUENNE D'ESGRIGNY (1).
  • ESGRIGNY Luglien de Jouenne
  • le 6 juillet [1830].
  • 6 jul 1830
  • [Lavagnac],
  • Monsieur
    Monsieur Luglien de Jouenne.
    rue Duphot, n° 11.
    Paris.
La lettre

J’arrive, il n’y a pas une heure, de Montpellier, où j’avais commencé à vous écrire. Je n’ai pas eu le temps de finir. Je vous remercie de votre lettre; elle en vaut quatre. Pour reprendre tout ce que vous avez entendu dire, je passe condamnation sur l’esprit. Qu’on me l’accorde ou non, cela ne m~en donnera ni ne m’en ôtera. Pour le coeur, c’est autre chose. Je tiens trop, je l’avoue, à ce que vous en soyez content pour dissimuler l’envie que j’ai qu’il soit bon.

Je ne sympathise pas. Entre nous soit dit, je ne sympathise pas mal avec vous.

Je n’ai pas de sensibilité. Que je la manifeste beaucoup, je n’en sais rien. Que je l’exprime bien, je n’en sais rien encore. Mais il me semble que lorsque du Lac est sur le point de se désespérer, lorsqu’il m’écrit, comme aujourd’hui, pour me demander d’avoir pitié de lui et s’assurer si je l’aime encore, la manière dont je souffre en apprenant son mal, ce que je tâche de lui faire comprendre, ce que je voudrais faire pour le guérir, tout cela me paraît ressembler à de la sensibilité. Vous me ferez plaisir de demander à du Lac ce qu’il pense de moi là-dessus. Je le lui demanderai aussi, parce que je le crois bon juge et parce que je souhaite que vous me connaissiez. J’aimerais bien que sur ce point vous me vissiez tel que je suis.

Après cela, je vous ferai un reproche. Ne me croyez-vous pas assez fort pour porter le nom des interlocuteurs? Ce nom fait beaucoup. Ce qui a été dit vient de deux espèces de personnes, que je connais fort bien. Je serai confirmé dans une pensée d’ingratitude de leur part, relativement au coeur, et je saurai que penser du reste. Je les en aimerai encore plus et je croirai leur jugement bon, en très grande partie. Ce que je leur reprocherai seulement, c’est de ne me l’avoir pas dit. Cela prouve que vous m’aimez plus qu’elles, ce dont je ne me fâche pas, si ce sont les personnes de la seconde catégorie qui ont parlé de moi. Je les estime assez pour vous prier de leur faire part du passage de ma lettre où je parle d’elles. Voulez-vous me faire plaisir? Rapportez-moi tout le mal qu’on dit sur mon compte, mais nommez-moi les auteurs. Vous voyez vous-même que leurs jugements ne sont pas irrévocables et vous comprenez que les noms font beaucoup au degré de foi qu’il faut ajouter à la sentence.

Bon! Voilà ma promesse d’écrire doucement encore manquée pour cette fois! Serait-ce trop exiger de vous que de vous prier, lorsque vous me ferez part de ce que les autres pensent de moi, de vouloir bien un peu plus développer votre pensée? Ces mots détachés sont quelquefois obscurs. Ainsi, je comprends de deux façons toutes différentes ce qu’on a dit sur la manière dont je sympathise. Cela se peut appliquer aux personnes et aux choses. Il est vrai, je sympathise avec peu de personnes, parce que j’ai assez étudié les hommes pour en mépriser beaucoup et je ne les connais pas assez pour savoir qu’il faut les prendre tels qu’ils sont. C’est une chose affreuse que de considérer l’espèce humaine sans voile. Un homme qui s’appliquera à cette étude, s’il n’est religieux, finira par devenir misanthrope.

J’ai assez parlé de moi. Vous aussi, vous croiriez que je ne me plais qu’à ce qui m’intéresse personnellement. Cependant, un avis. Quand vous recevrez de mes lettres dont vous serez content, tant mieux pour vous! Mais ne me le dites pas. Vous seriez de l’avis du diable, qui, comme à Massillon, ne m’épargne pas les compliments. Mais sur ce point, comme sur beaucoup d’autres, j’aime mieux croire qu’il n’est qu’un menteur. Ne me reprochez pas ma paresse. Tous les jours, ma correspondance m’occupe une heure et demie au moins. Je réponds sur-le-champ aux lettres que je reçois. Quand je n’attends pas de réponse, je récris, souvent à vous, quelquefois à du Lac. Il arrive encore que je m’absente, comme pour les élections de Lodève ou celles de Montpellier. Rarement alors je puis écrire. Mais patience! Me voilà revenu pour longtemps. Vous ne vous plaindrez plus.

Non, du Lac n’est pas malade, de corps au moins; pour son âme, elle est bien à plaindre. N’attendez pas ses lettres pour lui dire que vous le plaignez, que vous l’aimez même. Cela vous paraîtra étonnant. Eh bien! il doit vous l’avoir dit, par moments il doute même de l’amitié.

7 juillet.

J’ai manqué l’heure du courrier, parce que d’abord j’ai profité de la facilité de faire parvenir un jour plus tôt qu’à l’ordinaire une lettre à du Lac, ensuite [parce que] je suis allé commencer un escalier de terre au bord de la rivière, et le plaisir a été tel que j’ai travaillé comme un galérien pendant cinq heures de suite, piochant la terre, faisant des pieux, coupant des arbres. Mon Dieu! comme je me suis amusé! Vous auriez tort de croire que je ne fais que me promener. Je me baigne, je nage je lis Platon, j’étudie l’allemand, je passe des nuits à lire Don Quichotte, je m’endors quelquefois en lisant l’Histoire de Fiévée pour l’amour de vous. Quelquefois aussi, quand l’envie d’écrire me prend, j’écris. Tantôt je commente Saint-Simon, quelquefois je note M. de Maistre. Si une pensée que je crois bonne me prend, je la développe. L’un dans l’autre, je suis dans mon cabinet au moins huit heures par jour.

Je suis allé aux élections. Mon père a passé au premier tour de scrutin avec une majorité moins forte qu’il n’aurait eue si le préfet avait agi franchement et si mon père n’avait fait nommer un autre candidat que celui du gouvernement. Le préfet qui portait mon père, parce qu’il ne pouvait faire autrement, eût désiré un homme de son opinion, son ami, un libéral, un des 221 (2). Ouvertement, il ne pouvait agir pour lui; il a laissé faire les électeurs pour mon père et a porté en seconde ligne un candidat qui ne jouit d’aucune confiance dans une grande partie du département. Outre cela, il n’a pris presque aucune mesure. Un autre candidat royaliste s’est présenté et a demandé à mon père les voix dont il pouvait disposer. Mon père les lui a données. Le préfet a donc trouvé que son second candidat avait fort peu de chances. Le premier tour de scrutin l’a bien prouvé. Il n’a eu pour son protégé que fort peu de voix, l’autre en a obtenu davantage, bien qu’il n’eût pas la majorité absolue. Croiriez-vous que le préfet ne voulait pas se désister et qu’il fallut tous les efforts des royalistes pour le déterminer à céder les voix de son candidat, qui du reste avait abandonné la partie, à l’autre candidat royaliste? Aussi, le jour de la seconde nomination, a-t-il fait fermer sa porte, quoiqu’on pensât qu’un succès pour la bonne cause dût être célébré par l’administration chargée de le préparer. Ceci doit vous ennuyer, car après tout ce ne sont que de bien petites intrigues. Le patois a un mot parfait pour exprimer la chose. Nos paysans disent que ce sont des pétofias (3). Des pétofias de ce genre ont pourtant occupé la France pendant plus de huit jours.

Grondez-moi ou approuvez-moi. Ce soir, j’avais besoin de capsules. J’en ai envoyé chercher par un petit domestique, qui m’est spécialement affecté, dans ma carnassière. Il me les a portées, mais j’ai vu dans sa main quelque chose qu’il avait prise à coup sûr également dans mon sac. Dès qu’il m’a eu remis ce dont j’avais besoin, je l’ai vu remonter l’escalier et je l’ai cru entendre rentrer dans sa chambre. Deux minutes après, il a paru les mains vides. Je n’ai rien dit. Ce soir, quand il est venu arranger ma chambre, j’étais seul avec lui. Je lui dis que je désirerais bien que, lorsqu’il avait besoin de quelque chose, il demandât la permission de la prendre; que je n’ignorais pas que, lorsque je l’avais envoyé chercher mes capsules, il avait pris quelque chose. Il m’a donné quelques raisons que je crois bonnes et qui m’ont prouvé qu’il n’avait rien pris avec mauvaise intention. Un instant après, il a reparu en pleurant et m’a demandé si je m’étais aperçu que quelque chose me manquât. Je l’ai consolé et renvoyé content… (4)

… aller me baigner avec lui. Devinez où? Sous une chaussée. Ce sont des espèces de douches. Mais soyez tranquille plus d’une fois je resterai dessus et le laisserai prendre ses bains de santé.

Adieu, cher ami. Je vous aime, vous le savez, mais je vous préviens que, dans ce moment, j’éprouve pour vous une bouffée de tendresse.

Emmanuel.
Notes et post-scriptum
1. Voir des extraits dans *Notes et Documents*, t. Ier, p. 84. Les passages soulignés par Emmanuel reproduisent les reproches que lui avait transmis son ami d'Esgrigny.1. Voir des extraits dans *Notes et Documents*, t. Ier, p. 84. Les passages soulignés par Emmanuel reproduisent les reproches que lui avait transmis son ami d'Esgrigny.
2. Il s'agit des 221 députés qui, par leur refus de soutenir le ministère Polignac, avaient amené la dissolution de la Chambre.
3. Le mot languedocien *pétofia* signifie une poupée en étoffe, comme *pététa*.
4. La suite manque par suite d'une déchirure.