Vailhé, LETTRES, vol.1, p.108

12 jul 1830|13 jul 1830 [Lavagnac, ESGRIGNY Luglien de Jouenne
Informations générales
  • V1-108
  • 0+034|XXXIV
  • Vailhé, LETTRES, vol.1, p.108
Informations détaillées
  • 1 CONNAISSANCE DE SOI
    1 FRANCHISE
    1 JEUNESSE
    1 LIVRES
    1 LOISIRS
    1 PARESSE
    1 POLITIQUE
    1 REPOS
    1 RIRE
    1 SENTIMENTS
    2 BAILLY, EMMANUEL SENIOR
    2 BONALD, LOUIS DE
    2 DANTE ALIGHIERI
    2 GOURAUD, HENRI
    2 THIEBAULT, LOUIS
    3 MONTPELLIER
    3 PARIS
  • A MONSIEUR LUGLIEN DE JOUENNE D'ESGRIGNY.
  • ESGRIGNY Luglien de Jouenne
  • les 12 et 13 juillet 1830.]
  • 12 jul 1830|13 jul 1830
  • [Lavagnac,
  • Monsieur
    Monsieur Luglien de Jouenne d'Esgrigny,
    rue Duphot, n° 11.
    Paris.
La lettre

Je suis d’une paresse extrême pour vous, mon cher ami. Voilà bientôt toute une semaine passée, et je ne vous ai rien dit. Faut-il vous l’avouer? Je n’avais pas grand’chose à vous dire. Car vous dire que je me baigne dans une eau délicieuse, que je vais chasser des coucous que je ne puis pas tuer, et, mon Dieu! mille et un autres détails dont je vous fais grâce, est-ce bien intéressant? Il n’y a pas, non plus, grand intérêt à vous dire que j’ai déchiffré neuf ou dix chants de l’Enfer du Dante et que j’y trouve des choses superbes, quoique je sente bien que tout ne m’est pas très clair. Cela vaut-il la peine de faire partir pour deux cents lieues un peu de papier? Je ne sais pourquoi, depuis quelques jours, je suis sec comme une allumette -au moral s’entend,- car si c’était au physique, je ne dormirais pas tant.

Le jour même que ma dernière lettre fut mise à la poste, J’en reçus une de Gouraud, qui me disait, comme de lui, à peu près les mêmes choses que vous; mais il se servait de trop de circonlocutions. J’aime mieux votre franchise. Depuis quelques jours, j’ai davantage les yeux sur moi-même. Je ne me trouve pas trop bien, mais, Dieu aidant et vous aussi, j’espère venir à bout de bien des choses.

Si en lisant ma lettre vous ne bâillez pas cinquante fois pour une, ce ne sera pas ma faute. Figurez-vous qu’à chaque phrase je suis tenté d’en rester là, et quand je veux dire quelque chose, je cherche un temps infini avant de savoir ce que je vous dirai. Je cherche à me rappeler une réflexion que je fis hier, en lisant la Législation primitive(1). Je vous épargne le récit de toutes mes recherches. Vous en avez bien assez avec ce que je vous dis. Enfin! mon esprit est aride comme le temps, mais il est bon que vous sachiez comment je suis quand je ne sais que dire. Il faut quelquefois prendre ses amis comme ils sont.

13 au soir.

Je ne sais quelle heure il est, mais comme je me sens en humeur d’écrire, je ferme ma lettre pour Thiébault et je reviens à vous.

Savez-vous ce que c’est qu’une lettre, en réponse à une autre lettre où l’on exprime des sentiments qu’on n’éprouve pas, sentiments qu’il faut faire mine de partager au plus haut degré? Voilà précisément la fastidieuse lettre que j’ai eu à écrire à un jeune homme qui s’est imaginé me complimenter sur la nomination de mon père. J’étais, je crois, tenté de lui dire: « Dispensez-moi, je vous en prie, de vous l’apprendre. J’étouffe d’y penser. Comment se fait-il qu’après avoir fait une partie de nos classes ensemble, avoir passé ensemble, presque toutes nos soirées de congé depuis plus de six ans, nous ne nous soyons jamais attachés l’un à l’autre, et que, maintenant, quand nous nous voyons -ce qui arrive assez souvent à Paris,- nous soyons à peu près comme une bûche à côté d’un morceau de bois? » Je crois que les efforts que j’ai eu à faire pour ne lui rien dire du tout m’ont fait, par le contraste, sentir tout le plaisir de se communiquer à quelqu-un que l’on aime bien et m’ont fait sortir de la torpeur où j’étais hier soir.

Une lettre de Thiébault n’y a pas peu contribué. Le charmant garçon! Bref, sans savoir ce que je vous dis ni ce que je veux vous dire, je me sens tout disposé à épancher mon coeur dans le vôtre, ne fût-ce que pour me donner le plaisir de ne vous rien apprendre du tout. Si, pourtant, je vous apprendrai quelque chose; par exemple, c’est que, sans avoir peur, je suis tout aussi résolu à me battre que Thiébault, Bailly et consorts. Oh! ne riez point, je vous en prie. Ici, à coup sûr, il y aura quelque chose. La majorité sera, je pense, pour nous; mais nous tirerons quelques balles. J’ai regret de ne pas savoir faire des armes.

Vous croyez-vous bien fameux, quand vous me dites que vous ne vous inquiétez de rien et que, si vous tombez dans l’abîme, vous y tomberez en dansant? Il y a vraiment là de quoi se vanter! Pauvre enfant! Vous serez bien avancé, quand vous aurez bu, mangé, dansé et ri comme ces hommes du cauchemar. Croyez-vous donc que vous vous réveillerez bien frais au fond de cet abîme, que vous ne regretterez pas un peu de n’y avoir pas songé? Je vous en prie, ne me dites pas de ces choses. Je ne puis croire que vous les pensiez, et je ne veux de vous que ce que vous pensez réellement.

L’abîme vous inquiète peu! Et qu’entendez-vous par là? Je m’imagine que vous ne le voyez pas, ou que vous ne le voulez pas voir tel qu’il est, et c’est pour cela que vous vous en moquez. Cependant, songez-y. Pour que la tête ne tourne pas quand on s’en approche, il faut y accoutumer sa pensée, il faut regarder autour de soi, car souvent il est caché. Mais vous dansez! Ah! vraiment, je vous fais mon compliment. C’est, en effet, une chose fort respectable que la danse. Vous me parlez de marionnettes politiques dont vous vous moquez; mais marionnettes pour marionnettes, je ne sais si je préférerais être marionnette de bal, surtout quand on peut être quelque chose de plus.

Je fais là l’impitoyable; c’est bien mon rôle! Savez-vous que j’ai été à Montpellier? Il y a de fort jolies grisettes, c’est-à-dire des personnes entre les grosses paysannes et les riches bourgeoises. Je vois bien qu’il n’est pas bon pour moi de trop regarder les personnes en face. Je suis revenu ici, je n’y ai plus pensé. Ceci ne doit être su que de deux personnes, vous et mon confesseur. C’est ce qui me prouve que je ne serais pas longtemps dans le monde sans faire le mal. Tous ne sont pas doués de votre force d’âme.

Adieu, cher ami. Ayez pitié de moi si je suis ennuyeux, et écrivez-moi des lettres moins sottes que les miennes. Je vous embrasse.

Emmanuel.
Notes et post-scriptum
1. Ouvrage du vicomte de Bonald, paru en 1802.1. Ouvrage du vicomte de Bonald, paru en 1802.