Vailhé, LETTRES, vol.1, p.114

23 jul 1830 [Lavagnac, ESGRIGNY Luglien de Jouenne
Informations générales
  • V1-114
  • 0+036|XXXVI
  • Vailhé, LETTRES, vol.1, p.114
Informations détaillées
  • 1 AMITIE
    1 DOMESTIQUES
    1 ESPRIT FAUX
    1 JANSENISME
    1 LIVRES
    1 POLITIQUE
    1 REPOS
    1 SENSIBILITE
    1 SYMPTOMES
    2 CHARLES X
    2 DU LAC, JEAN-MELCHIOR
    2 LESAGE, ALAIN-RENE
    2 MONTAIGNE
    2 THIEBAULT, LOUIS
    3 PARIS
  • A MONSIEUR LUGLIEN DE JOUENNE D'ESGRIGNY(1).
  • ESGRIGNY Luglien de Jouenne
  • le 23 juillet 1830.]
  • 23 jul 1830
  • [Lavagnac,
  • Monsieur
    Monsieur Luglien de Jouenne,
    rue Duphot, n° 11.
    Paris.
La lettre

Vous écrirai-je? Ne vous écrirai-je pas? Allons, je vous écrirai, quoique le temps soit si chaud, si assommant, que l’on sue en chemise, sans bouger de place. Cette nuit, la chaleur m’a empêché de dormir avant 3 heures du matin. La nuit précédente, j’étais allé dormir à l’aire, sur la paille fraîche. Ç’avait été délicieux. Ma mère a eu peur que je ne prisse mal. Je n’y retournai pas hier; je m’en repens bien. Mais à ce soir. Il est impossible de rien faire, et, pour que vous le sachiez, je vous prie de me savoir très bon gré de ma lettre; elle me fait en effet beaucoup suer. Assez sur la sueur.

Vous admirez donc Montaigne. Je suis assez de votre goût, mais comme il m’est avis que ses Essais ne peuvent pas se lire de suite, j’attendrai d’être à Paris pour le continuer. J’en connais déjà à peu près un bon tiers. C’est un original que Montaigne. Mais, convenez-en aussi, c’est un bien grand bavard. Du reste, on fait en le lisant mille observations particulières, qui ne peuvent se transmettre par lettre. J’attends Paris, pour vous faire part des impressions qui me restent de ce que j’en ai lu.

Je ne puis lire le Diable boiteux, parce que je ne l’ai pas ici et que je me le procurerais difficilement. Mais j’ai commencé le Bachelier de Salamanque, que vous devez connaître. C’est, dit-on, un des romans que Le Sage préférait; mais on sait que l’amour paternel est quelquefois aveugle.

Une des choses auxquelles, ici, je m’applique le plus, c’est de me faire aimer des domestiques. Ceci est par goût et par politique. Par politique, je crois la chose plus que jamais nécessaire. Par goût, c’est que, quelques relations qu’on ait avec eux, la vie en est beaucoup plus agréable. Je crois avoir réussi, et ce n’est pas difficile. Vous m’approuverez, j’en suis sûr.

Votre lettre m’a fait beaucoup de bien. Elle m’a plu. En même temps, il me semble qu’elle m’a encore davantage attaché à vous, quoique je crusse la chose impossible. Je l’ai relue trois ou quatre fois de plus que je ne fais ordinairement. Si vous avez passé quelque temps à la campagne, vous devez savoir que l’arrivée du courrier est un événement de la journée. Eh bien; les jours où j’attends de vos lettres sont ceux où je suis plus pressé qu’il arrive. Pourquoi cela? Pour en revenir à votre dernière lettre, outre les avis qui sont bons, j’aime la manière dont vous me les donnez. Quelquefois, dans les lettres précédentes, j’ai cru remarquer un ton sentencieux qui donnait à entendre, ou que vous aviez beaucoup réfléchi avant de prononcer, ou que vous ne vouliez pas prendre la peine de motiver votre opinion. Et le plus souvent, c’était à la seconde raison -voyez donc comme je suis bâti! -que j’attribuais votre laconisme. Vous me parlez d’une de vos lettres fort mal écrite. Est-ce pour le style ou pour l’écriture? Ce que vous dites de ma sensibilité est vrai en grande partie. Je vois dans l’homme beaucoup plus de ridicules que de misères. Partant, je m’en moque plus que je ne le plains. En second lieu, je m’estime trop moi-même et pas assez les autres, ce qui fait que je les juge beaucoup trop sévèrement. Sous ce rapport, je suis un peu janséniste, et cela sans le vouloir.

Quelqu’un qui a vu de votre écriture, qui a dit en voyant celle de Thiébault, mêlée à plusieurs autres indifférentes, qu’il le préférerait à tous pour en faire son ami, qui a très bien jugé du Lac et deviné la cause de son mal, a déclaré à votre sujet que l’amitié était le charme et le malheur de votre vie, que votre imagination et votre sensibilité étaient nerveuses, que la position de votre esprit vous mettait à même d’étudier les hommes, mais que vous n’aviez pas assez de consistance, que vos idées n’étaient pas assez arrêtées. Assurément les jugements sur l’écriture sont quelquefois faux; parfois cependant ils sont justes. Vous apprécierez le vôtre comme il vous plaira. Il y a du vrai, ce me semble, dans le bien et le mal qu’on a dit de vous.

Le Correspondant a plus de succès que je n’eusse cru. On m’assure que sa politique paraissait tellement sublime à certaines gens qu’elles l’apprenaient par coeur. C’est bien de l’honneur pour la politique du Correspondant(2).

Pour aujourd’hui, je ne vous en dirai pas davantage, quoique j’aie eu tout à l’heure une conversation de près de trois heures sur la sensibilité et l’étude des hommes. On m’a dit bien des choses, que j’aurais voulu vous communiquer. La personne avec qui je causais en sait bien long là-dessus. Adieu. Je vous embrasse de tout mon coeur.

Emmanuel.
Notes et post-scriptum
1. La date donnée est celle du cachet de la poste, à Montagnac.
2. Emmanuel se vantait alors d'ignorer la politique.