Vailhé, LETTRES, vol.1, p.125

31 aug 1830 [Lavagnac], ESGRIGNY Luglien de Jouenne
Informations générales
  • V1-125
  • 0+041|XLI
  • Vailhé, LETTRES, vol.1, p.125
Informations détaillées
  • 1 AMITIE
    1 AMOUR DIVIN
    1 AUGUSTIN
    1 ECRITURE SAINTE
    1 EFFORT
    1 FATIGUE
    1 IMITATION DE JESUS CHRIST
    1 LIVRES
    1 LOISIRS
    1 POLITIQUE
    1 SENTIMENTS
    1 TRAVAIL DE L'ETUDE
    1 TRISTESSE PSYCHOLOGIQUE
    1 VIE DE PRIERE
    1 VIEILLESSE
    2 BAILLY, EMMANUEL SENIOR
    2 DANTE ALIGHIERI
    2 DU LAC, JEAN-MELCHIOR
    2 NICODEME
    2 TERTULLIEN
  • A MONSIEUR LUGLIEN DE JOUENNE D'ESGRIGNY(1).
  • ESGRIGNY Luglien de Jouenne
  • le 31 août [1830].
  • 31 aug 1830
  • [Lavagnac],
  • Monsieur
    Monsieur Luglien de Jouenne,
    rue Duphot, n° 11.
    Paris.
La lettre

Je ne sais, mon cher ami, si vous avez fait quelque attention à la dernière phrase de ma dernière lettre. N’est-il pas bien vrai que, fatigué de tout ce qui se passe, l’esprit, après s’être préoccupé quelque temps et du présent et de l’avenir, s’étourdit, parce que rien ne s’offre qui puisse lui donner quelque indice sur ce qui arrivera, soit en bien, soit en mal? C’est alors, il me semble, qu’il est le plus nécessaire de rentrer un peu dans son coeur. Comme on s’est occupé de tout autre chose que de ses affections, et que les espérances ou les craintes d’un autre genre nous ont péniblement agités, pour se reposer il faut chercher quelque chose de positif; il faut penser à ses amis, avec ses amis et surtout pour ses amis; il faut s’entretenir avec eux de son état, de son abattement, de son espoir, ou plutôt ne leur parler que de soi et d’eux. On a bien assez de temps pour songer à autre chose. Tout ce que je viens de vous dire doit être dit bien froidement, mon cher ami; ou bien, s’il y a un peu de sentiment, si vous trouvez que j’exprime ce que j’éprouve, il doit y avoir encore là-dedans plutôt de cette agitation inquiète du présent que cette douce chaleur de l’amitié, qu’on se communique avec tant de joie, quand aucune crainte ne trouble la pensée.

Tout cela, mon cher ami, est pour vous dire un peu longuement que je vous aime, que je suis las de ces lettres où l’on a tant de choses à se dire que c’est tout au plus sur la fin de la troisième page qu’on peut se donner quelque signe d’affection. Je sais bien que l’amitié ne consiste pas en des mots. Mais que voulez-vous? Je suis simple, je suis Nicodème, comme dit Bailly, et je crois qu’avec mes amis les mots sont des choses. J’ai besoin d’entendre dire qu’on m’aime. J’ai plus besoin encore peut-être de dire que j’aime, à mon tour. Et puis, cela ne fait de mal à personne. Ne m’en veuillez donc pas, mon cher ami, si je vous apprends comme une nouvelle ce que vous devez savoir depuis longtemps, que je vous aime bien fort; que, dans ce moment-ci, tous les bons moments que nous avons passés ensemble me reviennent à l’esprit; que je suis triste en pensant qu’il me faut, quelque temps encore, ne vous parler que par lettres.

Ce matin, je ne sais pourquoi, en pensant à vous, je me suis souvenu de l’Imitation que je vous ai donnée, et comment vous me dîtes quelque chose de fort agréable, lorsque, ayant mis dessus que je vous priais de m’aimer pour l’amour de Dieu, vous souhaitâtes que je misse: « Pour l’amour de moi ». Je ne me repens pas de la première version. Elle dit beaucoup plus; je vous assure, et je ne change pas d’avis. Aimez-moi pour l’amour de Dieu. Cela fera que vous en aimerez Dieu davantage -c’est l’essentiel,- et vous m’en aimerez davantage et mieux, j’en suis sûr.

Hier, j’ai eu vingt ans. Vous me ferez plaisir de dire un Pater et un Ave pour que Dieu me confirme dans les bonnes résolutions que j’ai prises. Voilà comme le temps passe. Quand je vous vis pour la première fois, vous aviez à peu près l’âge que j’aurai quand nous nous embrasserons. Qui m’eût dit que, dans le temps que je mettrais pour atteindre le point où vous étiez alors, il s’établirait entre nous une liaison si douce? Et cependant, sur ce grand chemin où nous nous précipitons tous, nous restons toujours à la même distance les uns des autres. Toujours vous me précéderez de trois ans, toujours vous marcherez devant moi. Mais ne parlons pas de ces choses. Cela me ferait désirer être plus vieux que je ne le suis, et j’ai toujours fait profession de ne pas désirer un quart d’heure de plus ni de moins que ce que je me trouvais avoir.

Depuis quinze jours environ, je suis devenu travailleur. Tous les matins, dès 5 h. 1/2, je suis à me promener, un livre à la main. J’ai lu la Bible, Tertullien, les Confessions de saint Augustin. Le joli livre que ces Confessions! Comme cet homme avait une belle âme! Il était faible pourtant, il avait fait ses farces; mais aussi quels regrets! Et puis, son amitié pour ses amis! Il en parle d’une manière charmante. Je traduis du Tertullien; puis, je traduirai du Dante: j’ai déjà lu presque tout le texte de l’Enfer par l’entremise d’une traduction en regard. Enfin, j’ai de beaux projets d’études, au moins pour un mois.

Je ne vous parle pas politique. C’est si desséchant que la politique! Aujourd’hui je ne vous en dirai rien. Ma lettre, cette fois-ci, ne constatera qu’un fait, c’est que je suis las de tout ce que je vois et que j’ai voulu me rafraîchir le coeur en vous l’ouvrant un peu. Prenez ce que je vous ai dit pour ce que vous voudrez, mais quand vous n’y verriez qu’une folie -ce que je ne crois pas,- on en fait tant aujourd’hui qu’il est bien permis d’en dire. Adieu.

Emmanuel.

Si vous savez la nouvelle adresse de du Lac, envoyez-la-moi.

E.D'ALZON
Notes et post-scriptum
1. Voir des extraits dans Notes et Documents, t. Ier, p. 85 et 136.