Vailhé, LETTRES, vol.1, p.128

10 sep 1830 [Lavagnac], ESGRIGNY Luglien de Jouenne
Informations générales
  • V1-128
  • 0+042|XLII
  • Vailhé, LETTRES, vol.1, p.128
Informations détaillées
  • 1 ADOLESCENTS
    1 AMITIE
    1 CLERGE
    1 IMAGINATION
    1 LANGUE
    1 LIVRES
    1 LOISIRS
    1 PARENTS
    1 PRESSE
    1 REPOS
    1 SANTE
    1 SEMINAIRES
    1 SENS
    1 SOLITUDE
    1 SOUFFRANCE
    1 TRAVAIL DE L'ETUDE
    1 TRISTESSE PSYCHOLOGIQUE
    2 ALZON, HENRI D'
    2 ALZON, MADAME HENRI D'
    2 DEMOSTHENE
    2 ESGRIGNY, MADAME D'
    2 PAUL, SAINT
    2 PUYSEGUR, MADAME ANATOLE DE
    2 SOCRATE
    2 THIEBAULT, LOUIS
    3 LAVAGNAC
    3 MONTPELLIER
  • A MONSIEUR LUGLIEN DE JOUENNE D'ESGRIGNY(1).
  • ESGRIGNY Luglien de Jouenne
  • le 10 septembre [1830].
  • 10 sep 1830
  • [Lavagnac],
  • Monsieur
    Monsieur Luglien de Jouenne d'Esgrigny,
    rue Duphot, n° 11.
    Paris.
La lettre

Ce soir, je suis allé me promener avec vous. Cela vous étonne? Eh bien! oui pourtant, je me suis promené et je n’ai causé avec personne autre qu’avec vous, et tout le temps j’ai causé avec vous. Voici comment. Votre lettre dit bien des choses. Je suis sorti seul et je l’ai lue fort lentement; ensuite, j’ai tâché d’y répondre. Ne croyez pas qu’il y ait eu là-dedans le moindre effort. Il m’est si naturel de penser à vous que, quand je puis savoir ce que vous pensez, il ne m’est point du tout difficile de songer que vous êtes près de moi. Il y a cependant bien loin de l’imagination à la réalité et, quoi qu’en dise le bon Socrate, les yeux nous causent d’autres sensations que des impressions pénibles.

J’ai donc pensé que je vous parlais, que je vous approuvais dans les reproches que vous m’adressez. Vous avez raison. Je veux être moi, et non pas un autre. Au diable les circonlocutions! Vous aurez donc toute ma pensée, de la manière dont je l’aurai pensée. Or, je pense que vous devez être satisfait de vous-même. Etre un sujet d’attroupement, causer le pillage des bureaux d’un journal! Mais vous n’avez pas fini votre phrase. Vous dites bien qu’on s’est réuni pour piller, mais non pas si l’on a pillé réellement. Thiébault a eu raison de vous apprendre qu’il était glorieux de votre lettre. Je l’ai été aussi, mais je n’ai pas d’abord voulu vous le dire. Je tiens trop à ce que vous soyez persuadé que je ne vous aime que pour vous.

Ce que vous dites de l’amitié est vrai. Que voulez-vous y faire? Etre égoïste? Ce me serait impossible. C’est une triste condition que d’être réduit à porter son coeur d’une personne à une autre, à le prodiguer presque à des gens qui le repoussent ou qui le dédaignent, ce qui est plus affreux encore. Mon bon ami, nous n’en sommes pas encore là. Nous n’y serons jamais, et, dussions-nous vivre éloignés, nous nous aimerons toujours. Moi, du moins, je vous aimerai. Mais cette triste nécessité de s’attacher à des objets qui manquent, par des événements dont on ne saurait se plaindre, nous prouve bien, ce me semble, qu’il y a un amour, dans lequel notre amour doit se confondre, et que celui-là ne nous manquera pas.

J’ai vu quelque chose qui m’a donné une tristesse indéfinissable. Vous la devinerez, car je sens que je ne l’exprimerai pas bien. Deux personnes, deux prêtres qui ont été camarades de Séminaire, qui se sont aimés avec passion, qui longtemps ont eu une correspondance des plus tendres, et puis qui se sont refroidis, qui en sont venus à s’adresser des mots détournés, à ne plus se regarder fixement, à s’embrasser en détournant les yeux -car j’ai observé tout cela,- n’est-ce pas affligeant? Jusqu’à présent, j’avais cru qu’on pouvait se dire qu’on s’aimait, et pourtant se refroidir par quelques causes indépendantes; mais se le dire des années entières, mais se l’écrire pendant longtemps, cela ne vous froisse-t-il pas?

Je n’ai pas l’honneur de connaître Madame votre mère. Ce n’est donc absolument qu’à cause de vous que je puis être affligé de ses souffrances. Vous me croirez pourtant si je vous dis combien je désire vivement que sa santé ne vous donne plus d’inquiétude, que vous ne passiez plus la nuit à la veiller, quoique d’auprès de son lit vous me disiez de si jolies choses. Mais je ne dois plus vous faire de compliment.

Savez-vous que je ne sais plus que vous dire? Lorsque je suis revenu de ma promenade, j’avais la tête pleine de choses. En rentrant, j’ai voulu commencer par quelques occupations qui m’endorment, quand je les renvoie trop tard; j’ai réservé cette lettre pour la fin, bien sûr de ne pas m’endormir; mais il s’est trouvé qu’un chapitre de saint Paul ou une Olynthienne de Démosthène m’ont assez bien bouché les idées. Je ne puis plus rien tirer. Je ne dirais plus que des sottises. Ah! je veux profiter de vos avis. Bon soir!

Bon jour! Ce matin(2) je ne suis plus si bouché, quoique je le sois bien encore. N’avais-je pas oublié de vous parler de mon hiver? Mes parents ont le projet de le passer ou à la campagne ou à Montpellier; mais ils me laissent libre. Je vous le dirai: si ce n’était vous et les autres, je resterais ici. Je travaille assez vivement. J’ai fait venir mes livres. Quoique dérangé de temps en temps, les visites me sont une distraction. Il est vrai que, pour me lier avec quelques jeunes gens, j’y suis bien décidé, je ne le veux pas. Il y a bien un jeune officier, qui vient de donner sa démission et qui sera ici plus que je ne voudrais, mais je n’aime pas ce genre. Changerai-je?

J’ai une fort agréable compagnie cependant, ma soeur qui me dégrossit un peu, quoique bien plus jeune que moi. Vous doutez-vous de ce que doivent être des promenades avec une jeune personne qui vous dit tout, sans qu’il y ait de mal? C’est fort agréable. Je n’ai pas d’autre mot.

Adieu, mon bon ami. Ecrivez-moi, donnez-moi vos conseils. Voilà une belle occasion. pesez toutes choses, faites la part de l’utilité, faites aussi un peu celle du coeur. Je vous embrasse.

Emmanuel.
Notes et post-scriptum
1. Voir des extraits dans Notes et Documents, t. Ier, p. 115.2. Le cachet de la poste porte en effet la date du 11 septembre. La lettre fut commencée le 10 au soir et terminée le 11 au matin.