Vailhé, LETTRES, vol.1, p.134

15 sep 1830 [Lavagnac], ESGRIGNY Luglien de Jouenne
Informations générales
  • V1-134
  • 0+044|XLIV
  • Vailhé, LETTRES, vol.1, p.134
Informations détaillées
  • 1 CALOMNIE
    1 CATHOLIQUE
    1 CLERGE
    1 CONNAISSANCE DE SOI
    1 EFFORT
    1 FATIGUE
    1 GUERRE CIVILE
    1 IMPOTS
    1 IMPRESSION
    1 INDUSTRIE
    1 LIBERAUX
    1 LIVRES
    1 MEMOIRE
    1 MONARCHIE
    1 NOBLESSE
    1 PEUPLE
    1 POLITIQUE
    1 PRESSE
    1 REPOS
    1 ROYALISTES
    1 TRAVAIL DE L'ETUDE
    1 VIN
    2 CHAFFOY, CLAUDE-FRANCOIS DE
    2 DEMOSTHENE
    2 FONTENELLE, BERNARD
    2 ORLEANS, MAISON D'
    2 PLATON
    2 SEVIGNE, MADAME DE
    2 TACITE
    3 FRANCE
    3 MONTAGNAC
    3 NIMES
  • A MONSIEUR LUGLIEN DE JOUENNE D'ESGRIGNY(1).
  • ESGRIGNY Luglien de Jouenne
  • le 15 septembre [1830].
  • 15 sep 1830
  • [Lavagnac],
  • Monsieur
    Monsieur Luglien de Jouenne,
    rue Duphot, n° 11.
    Paris.
La lettre

Je trouve, mon cher Luglien, qu’il est dans la vie quelques occasions où l’on fait bien de renouveler connaissance, je veux dire qu’il est bon de se montrer soi-même tel que l’on est, avec les impressions du moment, pour se mieux faire connaître, pour mieux faire juger de soi en bien ou en mal, en présentant son âme sous divers points de vue. Quand même ceci ne ferait point partie de nos conventions, je n’éprouverais pas moins le besoin de ces sortes de confessions amicales, où l’on s’excite mutuellement à devenir meilleur. Je suis sûr que vous dites: « Où donc en veut-il venir avec ce préambule? » Où j’en veux venir? A vous apprendre qu’il est près de 11 heures du soir, que je suis las d’avoir passé toute ma soirée à traduire le discours [mots grecs],(2) que l’envie m’a pris de causer un peu avec vous, avant d’entrer dans mes draps, et de vous rapprendre ce que je fais et ce que je pense. Y trouvez-vous du mal?

Depuis bientôt un mois, il m’a pris une fureur de travail. Je passe toute ma journée au travail, ma soirée au travail; enfin, c’est merveille. Je traduis Platon, Démosthène, et, pour me délasser, je lis Mme de Sévigné et Fontenelle. A propos de Mme de Sévigné, je trouve encore quelque différence de nous à elle. Je ne crois pas qu’elle sentît mieux ni davantage; seulement, elle exprimait mieux ce qu’elle sentait. C’est qu’elle peignait son coeur, et nous, nous disséquons le nôtre.

Je vous disais donc que je lis quelquefois Mme de Sévigné, que je traduis Platon, bref que je travaille beaucoup. Or, savez-vous quand j’ai le plus à redouter de voir cesser cette belle ardeur? Précisément à l’instant d’après où je me sens le mieux disposé, où surtout je suis le plus content de moi-même. Ainsi je ferai un travail avec dégoût: pourvu que je l’aie commencé en bâillant, je suis presque généralement sûr de l’achever, souvent avec plaisir. Il n’en est pas de même des projets que je forme, des calculs que je fais avec plaisir et dans lesquels mon imagination se délecte. Pour ceux-là, quelques jours d’épreuve les font partir en fumée.

Je me rappelle avoir pris une fois la résolution d’apprendre quelques milliers de pages en deux ou trois mois. Tout était calculé: tant de pages par jour, tant de lignes à l’heure. Je crois que tout le fruit de ces grandes combinaisons fut de me fourrer dans la tête une trentaine de pages de Tacite, oubliées au bout de huit jours. Lorsque j’ai commencé Platon, la chose me sourit peu. J’ai, il est vrai, fait mes calculs; mais je ne me suis pas surchargé et maintenant je m’aperçois que je puis en venir à bout, beaucoup plus tôt que je n’avais cru d’abord, avec plus de plaisir que je ne m’en étais promis. Règle générale: pour pouvoir faire quelque chose, il faut constamment me défier de mes forces. Ceci est d’expérience chez moi. C’est un fait constaté trop souvent pour être nié. Je crois bien en savoir la cause, mais je serais bien aise de vous l’entendre expliquer.

J’ignore où en veut venir le Correspondant, avec ses devoirs qu’il impose aux royalistes. Il peut avoir raison, mais il ne sera pas compris. Il est des choses qu’il faut taire, quand on est sûr qu’elles seront mal reçues. Toute vérité n’est pas bonne à dire, surtout quand il n’est pas prouvé que ce qu’on dit soit une vérité. Après tout, le Correspondant serait content de moi; je suis très pacifique.

Tous nos voisins ne le sont pas autant. Il y a tel village, où le drapeau tricolore ne pourrait sans danger être exposé la nuit. Dans notre commune, l’ancien maire, royaliste, a donné trois fois sa démission. On [ne] l’a pas acceptée; aucun libéral ne veut le remplacer. Il n’a tenu à rien qu’il y eût force séditions, et cela sans aucun boute-feu. Il y en a même eu de ce genre, celle de Nîmes par exemple. Voilà un mouvement que le Correspondant n’a pas du tout compris. D’abord, il n’y avait aucun meneur; ensuite, la politique n’y était pour rien. Les catholiques avaient le drapeau tricolore. On a voulu arracher les croix; ils s’y sont opposés. On a fait des promesses à l’évêque, qui a été les prier de se retirer; ils se sont mis à genoux, ont reçu sa bénédiction et se sont retirés. On a voulu les désarmer; ils n’ont pas voulu et on leur a laissé leurs armes. Quant aux pillages qu’on leur reproche, c’est une calomnie atroce, de l’aveu même de l’officier envoyé pour arrêter les prétendus pillards et qui, deux jours, a battu la campagne sans en trouver un seul. Ce que les catholiques y gagneront, c’est que, même à Nîmes, l’une des plus mauvaises villes du Midi, on saura qu’ils sont encore assez forts pour qu’on les ménage.

17 septembre.

Le hasard m’a fait rencontrer, depuis quelques jours, bon nombre de prêtres, qui ne sont ni prêtres courtisans, ni prêtres féodaux, ni prêtres assermentés, et qui sont indignés de l’article intitulé: Du clergé et de ses devoirs (1er sept.). Si cela dure sur ce pied-là, vous perdrez force abonnements chez les prêtres catholiques de ce pays-ci. J’en sais que l’article dont je parle empêchera de se réabonner. L’article sur les royalistes a révolté tous les royalistes d’ici. C’est un malheur. Mais on commence à supposer que le Correspondant est vendu à la faction d’Orléans. Je voyais naguère une personne qui regrettait que le Correspondant prît la route dans laquelle il est entré, après avoir été si admiré (en province du moins) pour son triomphe sur le Globe.

Il est une chose sûre, c’est que vous n’entrez nullement dans l’esprit de nos royalistes. Modifiez leurs idées, si vous les trouvez mauvaises; rien de; mieux. Mais pour cela, ne les attaquez pas de front, surtout en leur supposant un genre de royalisme qu’ils n’ont pas du tout. Vous ne voyez le royalisme que dans un salon, et non pas dans la France. Vous ne le voyez que dans la vieille féodalité. Voyez-le donc un peu dans le peuple français. On dirait que vous ne le connaissez pas, ce peuple. Il renferme encore de bons éléments. D’abord, il est désintéressé, car la Restauration l’a plutôt ruiné que servi; ensuite, il n’a presque qu’une devise: Dieu et le roi légitime. Pour l’autre, ne lui en parlez pas.

Un moyen de gagner le peuple méridional serait de l’industrialiser un peu et de faire quelques bons articles sur l’impôt des vins. Plus de la moitié de la France y est intéressée. Ce serait d’autant moins difficile qu’aujourd’hui on n’a besoin que d’attaquer. Réédifier n’est pas la tâche des royalistes.

Je pense qu’il y a contraste dans ma lettre. Enfin, j’ai divagué. Je ne vous exprime pas ma pensée personnelle sur le Correspondant. Cela ne fait ni chaud ni froid. Tout ce que je puis faire pour le défendre, c’est de me rejeter sur ses bonnes intentions, de crier à la calomnie quand on prétend qu’il est gagné, mais convenez qu’il est quelquefois indéfendable.

Adieu. Pensez à moi.

Emmanuel.
Notes et post-scriptum
1. Voir des extraits dans Notes et Documents, t. Ier, p. 87, 186-190.
2. Voir VAILHE, Lettres du P. Emmanuel d'Alzon, t. Ier, p. 135. (note ajoutée par l'opératrice d'ordinateur.)2. Voir VAILHE, Lettres du P. Emmanuel d'Alzon, t. Ier, p. 135. (note ajoutée par l'opératrice d'ordinateur.)