Vailhé, LETTRES, vol.1, p.146

20 oct 1830 [Lavagnac], ESGRIGNY Luglien de Jouenne
Informations générales
  • V1-146
  • 0+048|XLVIII
  • Vailhé, LETTRES, vol.1, p.146
Informations détaillées
  • 1 AMOUR DIVIN
    1 ANIMAUX
    1 ARMEE
    1 BATEAU
    1 DILIGENCE
    1 EDUCATION
    1 ILLUSIONS
    1 INTELLIGENCE
    1 MALADIES
    1 MINISTERE
    1 MONARCHIE
    1 OPINION PUBLIQUE
    1 PERFECTIONS DE DIEU
    1 POLITIQUE
    1 PRESSE
    1 PROVIDENCE
    1 REVOLUTION
    1 ROYALISTES
    1 SENTIMENTS
    1 SOUFFRANCE
    1 TRISTESSE
    2 ANGOULEME, DUC D'
    2 CHAMBORD, COMTE DE
    2 CHARLES X
    2 GOURAUD, HENRI
    2 LAMENNAIS, FELICITE DE
    2 THIEBAULT, LOUIS
    2 VILLELE, JOSEPH DE
    3 CHERBOURG
    3 FRANCE
    3 LAVAGNAC
    3 PARIS
    3 RAMBOUILLET
    3 VALOGNES
  • A MONSIEUR LUGLIEN DE JOUENNE D'ESGRIGNY.
  • ESGRIGNY Luglien de Jouenne
  • le 20 octobre [1830].
  • 20 oct 1830
  • [Lavagnac],
  • Monsieur
    Monsieur Luglien de Jouenne d'Esgrigny,
    rue Duphot, n° 11.
    Paris.
La lettre

Quoique votre dernière lettre soit de vieille date et que vous ayez déjà reçu deux lettres de moi, auxquelles vous n’avez pas encore fait réponse, j’ai tant de choses à vous dire ou à vous demander, que je suis comme forcé de faire connaître tout ce qui me passe par la tête.

Je suis triste, mon cher ami, parce que je croyais connaître la vérité politique et que je m’aperçois d’une illusion de plus. Je suis à là campagne, et quoique je voie assez de monde encore, il s’en faut bien que je puisse connaître autant d’opinions que dans une ville, qu’à Paris. Eh bien! du matin au soir, ce sont toujours des opinions nouvelles, des idées que je n’ai vues nulle part. Ce n’est pas que, décomposées, toutes ces façons de penser ne se réduisent à trois ou quatre principales; mais chacun bâtit son système, bâtit de pièces et de morceaux volés à droite et à gauche. On croit après cela avoir dit quelque chose de neuf, on se trompe. Ce ne sont que des vieilleries, mais vieilleries cousues de telle façon qu’on ne s’y retrouve plus. Chacun apporte son lambeau et l’étale avec complaisance. Sans doute, au milieu de tant de fatras, il y a bien ce qui est, ou du moins ce que l’on dit [être] la vérité, mais la trouvant gisante sous un tas d’absurdités, on finit par douter se. réellement elle est, si elle n’est pas une erreur de plus.

Dans ce moment, il y a dans le château six personnes, auxquelles je dois supposer du bon sens. Toutes se disent royalistes. Pas une ne pense la même chose. Une prétend que tout a été perdu, parce que les royalistes ont quitté M. de Villèle. Une autre croit que les royalistes ont fort bien fait, mais que la liberté de la presse est le poison qui nous a tués. Quelqu’un fait observer que la presse, libre ou non, ne subsistait pas encore, qu’il y a eu des révolutions. Mais qu’est-ce que je prétends prouver? Qu’il y a des hommes honnêtes, bien intentionnés, qui font des sacrifices, même pour soutenir leur opinion, et qui ne sont pas du même avis? Eh! mon Dieu! Au moins, ce n’est pas cela qui est nouveau.

Voilà, en politique, peut-être la seule idée qui me reste. Sur tout le reste, pour le moment, c’est tout au plus si je puis dire: que sais-je? Pouvez-vous me tirer de peine, ou vous trouvez-vous de mon opinion? Si vous avez quelque chose à me dire, c’est le cas ou jamais.

Enfin, j’ai reçu l’Avenir. Déjà j’ai vu plusieurs personnes se fâcher tout rouge, parce qu’il ne disait pas assez ouvertement qu’il fallait attaquer le gouvernement. J’ai demandé à ces braves gens pourquoi eux n’ont pas déjà les armes à la main. Mais je vous assure que s’ils m’eussent demandé pourquoi je n’étais pas d’avis qu’on les prît, j’aurais été fort embarrassé. L’article de l’abbé de la Mennais ne me paraît rien contenir de nouveau. Il y a deux mois que j’écrivis quelques pages sur la nouvelle position. Selon mon habitude, j’avais développé quelques idées de l’abbé. Il me semble les retrouver dans son article.

Du 21.

J’ai passé une partie de ma journée avec un officier des gardes du corps, qui n’a pas quitté la portière des princes, depuis Rambouillet jusqu’à Cherbourg. Que d’ineptie dans le pouvoir tombé! Que de nullité! Une chose m’étonne, c’est qu’il ait duré quinze ans. Mais je demeure bien convaincu que deux générations passeront avant que l’ancienne dynastie reparaisse, si tant est qu’elle le puisse jamais. Croiriez-vous que, tout le temps de la route, le Dauphin ne s’est occupé que de ses chiens et de ses chevaux, et que, de Valognes jusqu’au moment de l’embarquement, il n’a eu qu’une idée, c’est de faire demeurer immobile le petit duc de Bordeaux, qui, comme tous les enfants en voiture, remuait un peu les jambes -du reste, gai comme un pinson? Oh! non, il ne faut pas qu’ils reviennent; ils se feraient, je ne dis pas tuer, mais huer. Du reste, ils n’en ont pas le projet. Pour le roi, il est bien résolu à ne rien tenter. Et le Dauphin donc? On le pendrait qu’on ne lui ferait pas remettre le pied en France. C’est un bonheur pour lui et pour elle. Il faut attendre.

Je suis moins content de votre troisième lettre(1); elle me paraît plus froide que les autres. En voici, je crois la raison. Dans les premières, vous attaquiez les ridicules, les vices plus particuliers; dans la dernière, vous vous attachez davantage aux généralités. Or, ce qui est général n’est pas ridicule. Ce qui, dans un individu, n’exciterait. que le rire, dans une masse ne peut produire que la pitié ou la haine. Qu’en pensez-vous?

Vous ai-je écrit que j’allais m’occuper [de] quelque chose sur la Ligue? Mon but principal est de montrer dans cette partie de notre histoire le doigt de Dieu, qui fit concourir toutes les ambitions particulières à un bien général, car la conduite de la Providence m’apparaît aussi visiblement dans la Ligue que dans cette révolution; avec la différence qu’il y a deux siècles et demi il agissait avec miséricorde, aujourd’hui c’est avec justice.

Que va faire le Correspondant? Luttera-t-il contre l’Avenir? Se laissera-t-il dépasser par lui? car le second numéro du nouveau journal me semble mener les choses bien vite. Peut-être a-t-il raison. Mais je me tais à ce sujet. On m’a trop dit que j’étais un exagéré. Je serais bien aise que vous voulussiez bien me faire connaître les principaux rédacteurs de l’Avenir. Qui fait les articles sur l’éducation publique?

Nos amis me négligent bien. Si je savais où est Thiébault, je lui écrirais. Mais Gouraud? Gouraud, à qui j’ai écrit trois fois, ne pas me donner signe de vie! Vous ne m’avez pourtant pas appris qu’il fût mort.

Un mal de tête affreux m’oblige de suspendre. Si je vais mieux demain, j’ajouterai quelques mots. A présent, il m’est impossible, si ce n’est pour vous dire que vous ne me paraissez pas assez aimer le bon Dieu. Vous ne me parlez jamais de lui. Cependant, je ne vois pas à présent qui peut nous sauver, si nous ne nous jetons pas dans ses bras. Mais je m’arrête. Vous êtes bien heureux que je souffre en ce moment; cela vous évite un sermon.

Emmanuel.
Notes et post-scriptum
1. Voir une appréciation différente à la page 143.