Vailhé, LETTRES, vol.1, p.160

21 nov 1830 [Lavagnac, GOURAUD_HENRI
Informations générales
  • V1-160
  • 0+052|LII
  • Vailhé, LETTRES, vol.1, p.160
Informations détaillées
  • 1 ACCIDENTS
    1 AMITIE
    1 BETISE
    1 CLERGE
    1 COLERE
    1 DIMANCHE
    1 DOCTRINES ROMAINES
    1 GALLICANISME
    1 JEUX
    1 JOIE
    1 JUIFS
    1 LIBERAUX
    1 MAITRES
    1 MALADIES
    1 MEURTRE
    1 ORAISON DOMINICALE
    1 PARESSE
    1 PRESSE
    1 ROYALISTES
    1 SEMINAIRES
    1 SENS
    1 SOLITUDE
    1 TRAVAIL DE L'ETUDE
    1 TRISTESSE
    1 VETEMENT
    2 BARDE
    2 CHATEAUBRIAND, FRANCOIS-RENE DE
    2 COMBALOT, THEODORE
    2 DESCARTES, RENE
    2 DU LAC, JEAN-MELCHIOR
    2 ESGRIGNY, LUGLIEN de JOUENNE D'
    2 FOURNIER, MARIE-NICOLAS
    2 GLEON, DE
    2 LAMENNAIS, FELICITE DE
    2 MOISE
    3 MER ROUGE
    3 MIDI
    3 MONTPELLIER
    3 PARIS, RUE VIVIENNE
  • A MONSIEUR HENRI GOURAUD (1).
  • GOURAUD_HENRI
  • le 21 novembre 1830.]
  • 21 nov 1830
  • [Lavagnac,
  • Monsieur
    Monsieur Henry Gouraud
    Elève interne. Hospice des enfants malades,
    rue de Sèvres, n° 3.
    Paris.
La lettre

C’est aujourd’hui dimanche. Je veux passer mon dimanche avec mes amis, me mettre en « guinguette spirituelle », comme disait l’abbé Combalot, qui était ici ces jours derniers. Ainsi tenez-vous pour averti et prenez pour ce que vous voudrez toutes les bêtises que je me sens disposé à vous dire. Mais, avant de parler bêtises, parlons raison. Je n’ai plus l’idée que vous soyez fâché, ni que vous ne m’aimiez plus, ni que vous ayez quelque sujet d’être faché et de ne plus m’aimer. Je vous l’assure. Etes-vous content? A parler franchement, cette idée n’était pas bien forte chez moi; c’était plutôt un doute, et même, si vous voulez, un doute fictif, un doute comme celui de Descartes.

Ainsi ne vous inquiétez pas. Je suis bien aise qu’il m’ait valu une lettre de plus. Comme je ne l’attendais plus, outre son mérite intrinsèque, elle eut celui d’une joyeuse surprise. Voyez comme je suis facile à rendre joyeux!

Je ne veux point me venger de vous -Dieu m’en préserve!- mais je ne vous ai pas répondu sur-le-champ, parce que je ne l’ai pas pu. Il y a quelques jours, nous nous amusions à jouer aux charades avec M. Combalot: il faisait le rôle de Moïse séparant les flots de la mer Rouge, moi celui d’un Israélite. Au moment où il séparait les eaux, je m’élançai pour traverser, et malheureusement mon nez rencontra sa main qu’il ramenait assez vigoureusement en arrière. Mon pauvre nez en pâtit assez et rougit véritablement la mer. Depuis ce jour, j’ai mal de tête, quoique mon nez saigne assez souvent. Ne vous effrayez pourtant pas, car je ne ressens aujourd’hui presque plus rien. Seulement, tenez-vous pour averti que M. Combalot a un bon poignet, même en jouant le vieux Moïse.

J’éprouve un véritable besoin de vous voir. Je sens que je ne travaille pas avec la même force que quand j’étais à Paris. Je m’occupe, depuis un mois environ, de traiter la question de la Ligue. J’ai divisé mon travail en quatre parties; hier, je terminai la troisième. Vous ne sauriez croire combien il m’a fallu surmonter de dégoûts pour en venir où j’en suis. J’espère que la semaine ne se terminera pas sans que tout soit achevé. Cet affadissement de l’esprit, si je puis me servir de cette expression, vient de ce que je suis beaucoup trop seul. Et puis, je sens par expérience ce que je ne pouvais comprendre, il y a quelque temps, chez du Lac: je pense assez bien, assez facilement, mais j’éprouve une paresse inexprimable pour écrire ma pensée. C’est fort mal à moi, parce que cette paresse me sera à la fin très préjudiciable; aussi, je la secoue le plus que je puis.

Cependant, je ne puis pas dire que mon temps soit tout à fait perdu. Qu’est- ce que le travail? Que produit-il? Pourquoi travailler? Le savez-vous, mon cher Gouraud? Moi, je n’en sais souvent rien, c’est-à-dire souvent je l’oublie. Alors une noire mélancolie me prend, car je deviens un peu mélancolique. Je me regarde moi-même, je vois ce que je suis, ce que j’e peux, ce que je fais. Ah! que c’est peu de chose! Et qu’on serait tenté bien souvent de jeter le manche après la cognée, si la sentence n’était pas portée, s’il ne fallait pas l’exécuter: Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front. Voilà donc le but de l’homme, le but de son travail: du pain. C’est toujours du pain qu’il faut, et Chateaubriand a bien raison de dire que la gloire est l’avoine des auteurs. C’est du pain d’une autre qualité, voilà tout. Les chrétiens ne demandent pas autre chose. Donnez-nous aujourd’hui notre pain quotidien; ce qui dit tout, le pain de la terre, le pain du ciel, le pain de la vérité. l’homme, par le travail, s’épuise, et le travail exige à la fois et lui mérite du pain pour le nourrir. Travaillons donc avec courage, avec force. Plus nous travaillerons, plus nous mériterons du pain. Selon le sujet de nos fatigues, que ce soit surtout du pain de la vérité, du pain du ciel, vers lequel nous marchons sans cesse. En voilà assez pour le pain et pour le travail! Ouf! Jamais boulanger fît-il dissertation pareille?

Il y a quelque temps, je voulus savoir où nous en étions avec du Lac, non que je doutasse de ce qu’il sentait pour moi, mais afin d’avoir cette douce certitude qui exclut le plus léger soupçon, même dans les moments les plus critiques. Je lui écrivis: Je vous déclare que je vous aime autant qu’on puisse aimer un chrétien; dites-moi aussi franchement ce que vous sentez pour moi. Il me répondit par la première partie de ma phrase, et je fus content. Lui aussi le fut. Maintenant, nous pouvons rester longtemps sans nous voir, sans nous écrire même, nous sommes toujours sûrs l’un de l’autre. Mon cher ami, je vous écris la même chose. Je vous aime autant qu’on puisse aimer un chrétien. Si vous m’aimez comme cela, répondez-moi aussi, non pour faire cesser un doute, mais pour fortifier une conviction.

Je voulais écrire à de Jouenne par ce courrier; je m’aperçois que je n’aurai pas le temps. Je vous prie donc, de me faire une commission, dont je voulais le charger. Il y a un mois et demi que j’ai écrit à mon tailleur pour lui commander quelques effets d’hiver; je l’avais prié de me les envoyer par la diligence; il ne l’a pas encore fait. Je vous prie de l’aller trouver de ma part et de lui demander s’il compte ou non m’envoyer mes effets. S’il ne le peut pas tout de suite, prévenez-moi; je suis pressé, je me ferai habiller ici. Comme il est fort possible qu’il n’ait pas reçu ma lettre, vous pourrez lui remettre la note ci-jointe. L’adresse de mon tailleur est Barde, rue Vivienne, n° 8, au premier.

C’est une chose étonnante que la diversité d’opinions qu’enfante l’Avenir. A Montpellier, l’évêque ne soupa pas à l’apparition du premier numéro. Depuis, il l’a défendu dans son Séminaire, mais on m’a assuré que sa colère se calmait et qu’il revenait peu à peu aux doctrines. On m’en a donné pour preuves qu’il avait ordonné à ses professeurs de signer les ordonnances du mois de juin et que, plus tard, il avait donné contre-ordre. Des personnes qui l’approchent souvent assurent qu’il n’est pas éloigné de revenir ou au moins de laisser faire. On l’obtiendrait, je crois, avec moins d’aigreur contre les royalistes. A mes yeux, cette aigreur est fort coupable. On ne pense pas à l’importance d’avoir l’évêque de Montpellier pour nous. J’ai la certitude que tout le jeune clergé de notre département est prêt à s’élancer dans les doctrines, dès que son Evêque ne l’arrêtera plus; et, dans tout le Midi, il en est de même. Toutes les têtes un peu solides, malgré évêques, professeurs, et directeurs, sont catholiques ou le deviennent en étudiant: c’est ce qui vexe le plus les vieux gallicans. L’Avenir a converti un des libéraux les plus importants de notre département; il en a ébranlé beaucoup d’autres. Le nom de l’abbé est dans toutes les bouches, même des femmes de la halle. Mais ce qui fait pitié, ce sont les turpitudes que certains prêtres ne rougissent pas de mettre en avant pour répondre aux arguments de l’abbé.

Les journaux vous ont rendu, sans doute, compte, du meurtre de M. de Gléon et de son fils. Peut-être y a-t-il eu de l’imprudence de sa part; mais les horreurs commises sur son corps et sur un garde champêtre surpassent presque les inventions des derniers cannibales. Je voulais vous en envoyer les détails, mais aujourd’hui je pense que c’est temps perdu.

Adieu, cher ami. Je vous aime.

Emmanuel.
Notes et post-scriptum
1. La date donnée est celle du cachet de la poste, à Montagnac: le 21 novembre était, en effet, un dimanche. Le manuscrit porte 21 octobre, qui était un jeudi.