Vailhé, LETTRES, vol.1, p.164

11 dec 1830 [Lavagnac, ESGRIGNY Luglien de Jouenne
Informations générales
  • V1-164
  • 0+053|LIII
  • Vailhé, LETTRES, vol.1, p.164
Informations détaillées
  • 1 AGRICULTEURS
    1 AMITIE
    1 ANGE GARDIEN
    1 CRAINTE
    1 LIVRES
    1 PARENTS
    1 SAINTE TABLE
    1 TRISTESSE
    1 VOYAGES
    2 BAILLY, EMMANUEL SENIOR
    2 COMBALOT, THEODORE
    2 DANTE ALIGHIERI
    2 LAMENNAIS, FELICITE DE
    2 MONTAIGNE
  • A MONSIEUR LUGLIEN DE JOUENNE D'ESGRIGNY(1).
  • ESGRIGNY Luglien de Jouenne
  • le 11 décembre 1830.]
  • 11 dec 1830
  • [Lavagnac,
  • Monsieur
    Monsieur Luglien de Jouenne d'Esgrigny,
    rue Duphot, n° 11.
    Paris.
La lettre

Votre lettre m’a jeté dans une sorte d’effroi. Je vous réponds bien vite, sans songer à ce que je vous dirai. Et cependant, bien des choses m’ont affecté. Je suis bien faible. Vous le dirai-je? Tout ce que vous dites de l’abbé [de la Mennais] m’afflige. J’en étais triste; mais quand j’ai lu ces paroles: Vous m’aimez bien peu, je n’ai pensé qu’à cela. Je vous aime bien peu? Et qu’ai-je fait pour vous le prouver? Mon bon ami, j’ai envie de vous plaindre, car vous devez être bien ulcéré. Je ne vous gronderai pas. Non, ce n’est pas la peine. Je vous dirai que je vous aime, que je vous aime beaucoup, que je vous aime autant que possible; et puis, je ne croirai pas avoir tout dit.

Je lisais, ce soir, dans Montaigne(2): Chi puo dire com egli arde è un picciol fuoco. Cela est bien vrai, et je ne m’attendais pas, en lisant ces mots, qu’au bout de quelques heures j’en éprouverais aussi vivement toute la vérité. Nos paysans ont pour exprimer leur amour une phrase: »Je vous aime que ça se peut pas. » Mon bon ami, j’ai grand tort de chercher les phrases des paysans, parce que cela n’avance à rien. Je ne vous en aimerai pas moins fortement et, par conséquent, il ne me sera pas plus aisé de vous dire comment je vous aime. Contentez-vous de ces mots: Je vous aime de tout mon coeur. Vous devez être content.

Je ne sais trop ce que je viens de vous dire, mon cher Luglien, parce que je suis un peu troublé. Du reste, je pense à vous bien souvent. Ce matin, après avoir été à la sainte Table, je priais Dieu pour mes amis, et il me semble que je priais votre ange gardien de vous dire que je vous aimais bien. Pouvez-vous croire que telle pensée me fût venue en un pareil moment, si elle n’eût pas été sincère? Oui, je vous aime, et tous les jours je demanderai à votre ange de vous en bien persuader, jusqu’à ce que vous receviez ma lettre. Ma lettre! Et la croirez-vous, plus que tout ce que je vous ai déjà dit et écrit? Ce m’était une douce confiance de penser que je pouvais compter sur quelqu’un, et cela parce que j’étais fermement convaincu qu’il comptait sur moi, autant que sur lui-même. Oh! prenez garde. Il y a des choses qu’il ne faut pas ébranler.

Mais il me semble que je ne voulais pas vous gronder, que je voulais vous plaindre, non pas pleurer avec vous, parce que chez moi les larmes ne signifient rien et que je ne voulais rien vous adresser qui ne signifiât quelque chose, et beaucoup de choses. Pauvre Luglien! Ne vous en a-t-il pas coûté, pour me faire l’aveu de vos craintes? Mais rassurez-vous. Vous auriez bien peu sujet de vous plaindre, si toutes vos autres peines n’étaient pas mieux fondées. Cependant, quelque grandes qu’elles soient, elles ne doivent pas vous faire prononcer ces mots terribles: Je doute de Dieu, quand je vois ces choses. Mais vous-même vous savez bien que vous n’en doutez pas.

Que je voudrais être auprès de vous! Cependant, dites-le, me voulez-vous? Il est vrai que j’abandonnerais une belle place. Il paraît qu’avant peu, ici, les cartes se brouilleront. Mes parents seront exposés; j’aurais l’air de fuir. Que sais-je? moi. Bien des gens désapprouveront mon voyage, mais mes parents ne le désapprouveront pas, j’en suis sûr, si je le leur demande fortement. Qui sait si Dieu ne veut pas que notre mission soit commune? Vous sur les hommes et moi sur vous; vous, pour parler au dehors; moi, pour vous attirer doucement, intérieurement, à un état meilleure. Priez-vous le bon Dieu? Hélas! Ne serait-ce pas une punition? Vous voyez mal. Après tout, autant vaut que je me taise. Je ne sais rien.

Cependant, l’indélicatesse de l’abbé me paraît bien dure à comprendre. Aujourd’hui encore, je relisais la préface d’un de ses ouvrages ascétiques. On ne peut pas avoir un mauvais coeur et parler ainsi. Le génie n’à jamais bien parlé le langage de la charité, quand la charité n’était pas en lui. Ce que je crois, c’est que l’abbé ne dit pas tout. J’ai eu il y a un mois, de longues conversations avec M. Combalot, qui dit plus qu’il ne veut, -Bailly en sait quelque chose. Ou il y a du malentendu de votre part, ou un indiscret est souvent une grande dupe. Si je savais les détails de votre affaire, peut-être l’expliquerais-je. Peut-être aussi crois-je en savoir plus que je n’en sais.

Savez-vous ce que je vais faire? J’avais le projet d’écrire ce soir à M. Combalot. Je lui demanderai s’il sait quelque chose sur l’abbé, et s’il le sait, je le saurai. Peut-être, en s’expliquant, les choses s’éclairciront-elles.

Mais reparlons de nous, cher ami. Je vous aime mais je veux que vous ne doutiez plus de moi, et pour cela je veux que vous aimiez Dieu, que vous l’aimiez plus que vous ne le faites, que vous l’aimiez assez pour trouver en lui la consolation à vos ennuis, assez pour retrouver dans son coeur vos amis, pour vous y placer vous-même et pour vous confondre dans cette mystérieuse unité, dans laquelle il veut lui-même que nous allions nous perdre.

Adieu, mon bien cher Luglien. Je vais prier Dieu pour vous, pour moi; pour qu’il nous unisse davantage, pour qu’il rende notre amitié bonne, ferme, durable, en la prenant sous sa protection, en la fortifiant par son amour, en la faisant concourir à sa gloire. Adieu. Encore une fois, je vous aime bien sûr et bien fort.

Emmanuel.

Je relis ma lettre et je la trouve griffonnée. Je n’ai pas suivi vos conseils. Je n’ai pas formé toutes les lettres, je n’ai pas mis toutes les lettres majuscules nécessaires. Mais, c’est votre faute. Pourquoi avez-vous dit que je vous aimais bien peu? Je n’ai pensé qu’à cela.

E.D'ALZON
Notes et post-scriptum
1. La date de cette lettre-ci est fournie par la lettre suivante.
2. C'est Dante sans doute qu'il faut lire.