Vailhé, LETTRES, vol.1, p.180

9 jan 1831 [Lavagnac, ESGRIGNY Luglien de Jouenne
Informations générales
  • V1-180
  • 0+058|LVIII
  • Vailhé, LETTRES, vol.1, p.180
Informations détaillées
  • 1 AMITIE
    1 BETISE
    1 CLERGE
    1 DESIR
    1 INSTRUCTION RELIGIEUSE
    1 INTEMPERIES
    1 LANGUE
    1 LIVRES
    1 MALADIES
    1 PAQUES
    1 POLITIQUE
    1 PREDICATION
    1 REVE
    1 RIRE
    1 SENTIMENTS
    1 TEMPS DE NOEL
    1 ZELE APOSTOLIQUE
    2 ECKSTEIN, FERDINAND
    2 LAMENNAIS, FELICITE DE
    3 MONTPELLIER
    3 PARIS
  • A MONSIEUR LUGLIEN DE JOUENNE D'ESGRIGNY (1).
  • ESGRIGNY Luglien de Jouenne
  • le 9 janvier 1831.]
  • 9 jan 1831
  • [Lavagnac,
  • Monsieur
    Monsieur Luglien de Jouenne d'Esgrigny,
    rue Duphot, n° 11.
    Paris.
La lettre

Vous êtes, mon cher ami, bien triste pour le jour de l’an Vous êtes déjà blasé sur l’année. Tant pis! Elle ne vous en paraîtra que plus longue, et les gens blasés sont en général pressés d’en finir. Vous n’attendez rien de nouveau, aucun sentiment nouveau. Tant pis que vous éprouviez le besoin de quelque chose de nouveau! Votre coeur est vide. Ce qu’il possède ne lui suffit pas, ce qu’il contient ne le remplit pas. C’est preuve qu’il a pourtant quelque chose de nouveau à attendre qu’il ne connaît pas, ou qu’il ne connaît pas bien. Je ne vous répéterai pas toutes les sentences, réflexions, morales, exclamations, etc., de tous les prédicateurs, lorsqu’ils en sont sur l’article de ce petit membre de notre être, qui rejette ou engloutit comme un rien tout ce qu’il voit, tout ce qu’il touche, tout ce qu’il possède, et qui ne peut être satisfait, rempli que d’une seule chose, qui ne peut se plaire que dans une seule beauté, non pas celle dont vous me parlez, mais celle qu’avait trouvée saint Augustin. Lui aussi avait cherché des beautés de votre genre. Lassé de toutes leurs misères, de leur ancienneté, il en trouva à la fin une qu’il appelait toujours ancienne et toujours nouvelle. Croyez-moi, cher ami, arrêtez-vous à celle-là: elle est venue chez vous, chez un des siens, et vous ne l’avez pas reçue, ou, si vous l’avez reçue, c’est tout comme si vous ne la connaissiez pas.

Le siècle qui veut tout faire pour l’esprit, pour la raison, et renverser la vérité par la raison, donne des armes contre lui-même. Dans ses efforts, il néglige trop le coeur. Le coeur se blase, parce que l’homme n’a pas besoin seulement de connaître la vérité qui est infinie, il a besoin d’aimer un amour qui soit infini; sans quoi il lui faut toujours quelque chose de nouveau, et comme tout ce qui est fini a un terme, il en vient à s’épuiser faute d’aliment.

J’ai reçu la nouvelle de ce que vous avez fait, quelques jours après Noël, comme de véritables étrennes. Je voudrais vous en donner qui les valussent, je ne le pourrais pas. Voici un rêve. J’ai rêvé, une nuit, que j’étais à Paris et que je vous revoyais. La sensation que j’ai éprouvée a été si forte que moi qui ne rêve jamais, j’ai eu un songe très suivi. Or depuis ce jour, il me semble que je vous aime-davantage, de tout le plaisir qu’on éprouve en se revoyant après une longue absence. Vous exprimer comment à présent je vous aime m’est impossible. Mon amitié est comme une corde qui, toutes les fois que votre nom me revient, s’ébranle d’une manière douce et triste. Oh! c’est quelque chose de délicieux.

J’extravague. Brisons sur ce. Voici ce que je fais:

1° Je lis en prenant des notes. En ce moment, j’ai une indigestion du Catholique du baron(2).

2° Je fais un peu d’allemand, avec un peu d’italien.

3° Je fais toujours mes instructions qui ne seraient pas sans fruit, si j’avais plus de zèle.

4° J’ai, de temps à autre, des conversations avec deux ou trois abbés, les seuls êtres raisonnables du pays. J’ai été, au commencement de la semaine, passer près de trois jours chez l’un deux, où se trouvaient les autres, et, quoique j’y aie été indisposé, nous y avons causé d’une manière assez intéressante.

5° J’ai passé les derniers jours de 1830 dans un assez grand ennui; j’ai couru après des canards sauvages, que je n’ai pu attraper.

6° Je vois, de temps à autre, des gens bien bêtes, mais je ne les méprise pas; j’aime mieux les plaindre.

7° En politique, je ne pense à rien de fixe. Je me dégoûte de l’Avenir, mais pas autant que vous. La Quotidienne m’assomme, quand elle ne me fait pas rire. Le Correspondant est parfois intéressant, en général trop pâle.

8° Je ne vaux pas grand’chose depuis quelque temps. Je vais, sous peu de jours, à Montpellier; j’essayerai de me fortifier.

Quant aux autres questions, telles que vous me les faites, elles sont fort difficiles à éclaircir, parce que: 1° Pour mes desseins, je n’en ai point que celui d’aller vous voir après Pâques, s’il est possible; 2° pour mes désirs, mes craintes, mes espérances, je suis dans le vague. Peut-être ai-je tort. Je pourrais bien travailler sur l’avenir, mais pour le faire, il faut être encouragé, il faut entendre d’autres projets pour combiner les siens. Or, tous ceux dont j’entends parler me paraissent si déraisonnables que je ne veux rien essayer de mon cru.

Je ne crains ni n’espère rien d’excessif ni d’un côté ni de l’autre, surtout dans ce pays-ci. Je suis persuadé que, malgré le sot article de la Revue de Paris, nous nous maintiendrons contre les vexations, qui nous donnent tous les jours de nouvelles forces. L’on va publier, à Montpellier, un journal sous le titre de: Mélanges Occitaniques. Si vous ne le connaissez pas déjà au Correspondant, je vous donnerai des détails sur son esprit, son but, etc., quand j’aurai été à Montpellier.

Je penserai à vous sur ma terrasse, mais non pas le premier soir qu’il fera beau, car probablement il fera beau demain, mais trop de vent. Le vent du Sud souffle, et nous ne sommes qu’au premier jour. Comme il dure ordinairement trois, six ou neuf [jours], je ne veux pas aller méditer sous sa bise. Ma terrasse est au Sud-Ouest. Pendant l’hiver, je vois le soleil se coucher à travers les branches grises des marronniers; ses derniers rayons m’arrivent obliquement, brisés par des arbres dépouillés de feuilles. L’effet en est assez bon.

Adieu, cher ami. Je vous aime toujours, autant que je puis. Peut-être puis-je vous aimer davantage. Je ne le pense pas. Si je le puis, soyez sûr que je ne négligerai rien pour être à vous de tout mon coeur. Mais, croyez-moi, il n’y a rien à faire.

Emmanuel.
Notes et post-scriptum
1. La date donnée est celle du cachet de la poste, à Montagnac.
2. Organe du baron d'Eckstein, juif converti, d'origine danoise, ami de l'abbé de la Mennais. C'est toujours de la Mennais qui est désigné dans nos lettres par les termes de "abbé" ou "grand abbé".