Vailhé, LETTRES, vol.1, p.190

14 feb 1831 [Lavagnac, ESGRIGNY Luglien de Jouenne
Informations générales
  • V1-190
  • 0+061|LXI
  • Vailhé, LETTRES, vol.1, p.190
Informations détaillées
  • 1 AMITIE
    1 AMOUR DIVIN
    1 BLE
    1 DOMESTIQUES
    1 FLEURS
    1 FONCTIONNAIRES
    1 FOURRAGE
    1 GOUVERNEMENT
    1 GUERRE CIVILE
    1 JEUNESSE
    1 LIVRES
    1 MUSIQUE
    1 PRESSE
    1 RIRE
    1 ROYALISTES
    1 SPECTACLES
    2 ALZON, HENRI D'
    2 CHARLES, OUVRIER
    2 CLAPAREDE
    2 DU LAC, JEAN-MELCHIOR
    2 MANZONI, ALESSANDRO
    2 MOLART
    2 PHILIPPE, OUVRIER
    3 LAVAGNAC
    3 MONTPELLIER, PLAN DE L'OLIVIER
    3 PARIS
    3 PEZENAS
    3 SAINT-AMBROIX
  • A MONSIEUR LUGLIEN DE JOUENNE D'ESGRIGNY (1).
  • ESGRIGNY Luglien de Jouenne
  • le 14 février 1831.]
  • 14 feb 1831
  • [Lavagnac,
  • Monsieur
    Monsieur Luglien de Jouenne d'Esgrigny,
    rue Duphot, n° 11.
    Paris.
La lettre

A coup sûr, cher ami, le plus beau bal à l’Opéra ou ailleurs ne vaut pas celui qui a eu lieu ce soir, lundi gras, ici, dans la salle à manger des domestiques. pour musiciens, nous n’avions qu’un montagnard et son flageolet, mais nous avions nos jambes pour danser et nous les avons employées de notre mieux. Mon père régalait, ce soir, les notabilités de Lavagnac, c’est-à-dire le berger, le chef des valets, le jardinier, etc. On a ri, on a bu, modérément toutefois, et puis, je suis venu mettre la danse en train. Vive la joie! Ces braves gens s’en sont donné avec d’autant plus de plaisir que, quelques jours auparavant, je leur avais recommandé de tout faire pour l’amour de Dieu. Si maintenant vous me dites: Vous ennuyez-vous? Je vous répondrai non, tout court; parce que, certes, je ne m’ennuyais pas, quand je voyais ces braves gens battre la mesure juste ou faux, sans souci, sans chagrin et surtout sans remords.

Je suis arrivé aujourd’hui même de Montpellier. Il y a eu un bal de grisettes(2); les hommes en pantalons et gilets blancs, habit bleu; les dames ou demoiselles en blanc, avec des boutons de lys; la salle décorée en blanc-vert et des boutons de lys. Le peuple est exalté contre le gouvernement. A Pézenas, on avait planté l’arbre de la liberté; il a été arraché, dit-on, par ceux qui l’avaient planté, sous prétexte que le nouveau gouvernement, loin d’être meilleur marché était plus cher que l’ancien. Ce n’était pas la peine d’en changer. A Saint-Ambroix, on est si royaliste qu’un ouvrier, nommé Philippe, se fait par dévouement rosser par un autre ouvrier, nommé Charles, et cela tous les soirs.

Voici un fait qui, samedi dernier, a été constaté devant la Cour d’assises de Montpellier. Il y a quelque temps, des cris d’opposition contre le nouveau gouvernement se firent entendre au plan de l’olivier, quartier du susdit Montpellier. Plusieurs personnes furent arrêtées. Or, il a été reconnu que le sieur Molart, agent de police, avait été au Plan de l’olivier, précédé d’un chanteur constitutionnel et, par des chansons opposées à l’esprit des habitants, aigrir leurs passions et les porter à des excès. Lorsque l’avocat des accusés s’est plaint qu’on eût recours à des agents provocateurs, M. l’avocat général Claparède a répondu que l’agent de police avait des ordres supérieurs. Vous pensez si dans la défense ces paroles seront relevées. Du reste, M. Claparède est un homme modéré.

Si cette ancedote que j’ai embrouillée, à force de vouloir la rendre claire, vous paraît intéressante, vous pourrez en l’arrangeant la mettre dans l’Avenir. Je la tiens et de l’avocat des accusés, et d’un des juges de la cour. Assez pour ce soir. C’est presque trop pour quelqu’un qui a dansé comme moi.

Mardi Gras [15 février].

Je le passe en partie sur le dernier volume des Fiances(3), en partie dans les champs. Le printemps commence pour nous. Les blés, les luzernes sont déjà verts. Les fleurs tombent des amandiers, tout bourgeonne; on aperçoit les premières feuilles des arbres hâtifs. Voilà huit jours que nous avons un temps tel que Paris n’en a jamais. On respire la vie avec une douce chaleur, on cherche presque l’ombre, on n’est bien qu’en plein air. Le joli temps que les premiers beaux jours à la campagne!

Il fut un temps où j’appelais mon meilleur ami tous mes amis et même des jeunes gens de ma connaissance. Etait mon meilleur ami qui voulait. Hier, j’ai reçu une lettre d’un jeune homme, qui était resté trois ou quatre mois sans m’écrire et qui ne m’écrivait que pour sauver les apparences; il se disait mon meilleur ami. Il n’y était pas, le bon garçon; pas plus que je n’y étais moi-même, il y a quelque temps. Maintenant, je rougirais d’appeler ainsi quelqu’un, fût-il loin de m’être indifférent. Depuis que vous m’avez fait bien sentir ce qu’est un bon ami, ne craignez pas qu’uni autre que vous usurpe un titre dont je connais d’autant plus la valeur que je l’ai vu assez ridiculement employé. Et cependant, où est mon meilleur ami? Où sont mes deux meilleurs amis? Il me semble que nous formons sur la carte géographique un triangle presque équilatéral. Quand leurs angles se rejoindront-ils? Quand vous reverrai-je? Quand reverrai-je du Lac? Quand nous retrouverons-nous réunis? Cher ami, il faut aimer de loin comme de près, sans quoi l’on n’ aimerait pas souvent ou du moins [pas] longtemps. Et puis, s’il est vrai que l’amour de Dieu se purifie par les tentations, l’amour des amis ne doit-il pas se purifier par l’absence? Il me semble que nous ne nous retrouverons que plus forts, que plus chauds, si cela est possible.

Adieu, le meilleur de mes amis!

Emmanuel.

J’ai taillé ma plume trente fois pour une. J’ai fait des efforts; ne vous fâchez pas.

E.D'ALZON
Notes et post-scriptum
1. Voir des extraits dans *Notes et Documents*, t. Ier, p. 113 et 145 sq. En 1831, les Lundi et Mardi Gras tombèrent les 14 et 15 février.1. Voir des extraits dans *Notes et Documents*, t. Ier, p. 113 et 145 sq. En 1831, les Lundi et Mardi Gras tombèrent les 14 et 15 février.
2. Les grisettes, ici, comme dans la lettre à d'Esgrigny, p .110, ne sont pas des filles légères, ainsi qu'on l'entend généralement aujourd'hui, mais des jeunes filles de la ville, de condition modeste. Leur surnom vient de ce qu'au, moyen âge elles étaient vêtues de gris.
3. Le chef-d'oeuvre de Manzoni.