Vailhé, LETTRES, vol.1, p.195

4 apr 1831 [Lavagnac, ESGRIGNY Luglien de Jouenne
Informations générales
  • V1-195
  • 0+063|LXIII
  • Vailhé, LETTRES, vol.1, p.195
Informations détaillées
  • 1 AGRICULTEURS
    1 AMITIE
    1 AMOUR DIVIN
    1 ARMEE
    1 CANTIQUES
    1 CAREME
    1 CATHOLIQUE
    1 DIMANCHE
    1 FLEURS
    1 GOUVERNEMENT
    1 GUERRE CIVILE
    1 JARDINS
    1 MACON
    1 MALADIES
    1 NOBLESSE
    1 OUVRIER
    1 PLANTES
    1 PRESSE
    1 PRISONNIER
    1 REVE
    1 TRISTESSE
    1 VOLAILLES
    2 ALZON, MADAME HENRI D'
    2 CHAFFOY, CLAUDE-FRANCOIS DE
    2 CHAPER, ACHILLE
    2 COMBALOT, THEODORE
    2 DU LAC, JEAN-MELCHIOR
    2 PIEYRE, ADOLPHE
    3 ALBI
    3 DIGNE
    3 LAVAGNAC
    3 MARSEILLE
    3 MIDI
    3 MONTAGNAC
    3 MONTPELLIER
    3 NIMES
    3 PARIS
    3 VIGAN, LE
  • A MONSIEUR LUGLIEN DE JOUENNE D'ESGRIGNY (1).
  • ESGRIGNY Luglien de Jouenne
  • le 4 avril 1831.]
  • 4 apr 1831
  • [Lavagnac,
  • Monsieur
    Monsieur Luglien de Jouenne d'Esgrigny,
    rue Duphot, n° 11.
    Paris.
La lettre

C’est faux; j’aurais été enchanté de vous voir, ma mère ne vous aurait point boudé, et si, dans la maison, quelqu’un ne vous eût pas vu avec un infini plaisir, c’est que ce quelqu’un, sans vous connaître, vous en veut de l’amitié que je vous porte. Je n’ai rien qui me porte à vous recevoir d’un air mélancolique. Il est bien vrai que depuis quelques jours, j’ai un peu de colique et de mal de tête, mais le printemps et le Carême en sont la seule cause. Quant à votre arrivée à Montagnac, et puis à Lavagnac, ne deviez-vous pas vous apercevoir que vous faisiez plus que de rêver, avec votre visite de tout un jour? Tout cela en vingt-quatre heures, et sans aucun remords!

Je ne suis point triste ou je ne le serais point, si je vous voyais malade. Ce n’est rien. Tous les ans, à cette époque, le sang me travaille un peu. Je ne vous écris pas, parce que je ne fais absolument rien depuis quelque temps, que je ne ferai pas grand’chose avant huit jours, que je dois beaucoup de lettres, auxquelles je n’ai pas répondu (sic), et que vous ne m’écrivez pas. Ne pensez pas pourtant que je boude. Pas si sot! Mais c’était un parti pris. Je m’étais croisé les bras et j’attendais. Du reste, vos lettres, quand elles arrivent, me font toujours appeler enfant; elles me font faire de vrais enfantillages.

Que voulez-vous? pour vous plaindre du tourbillon où vous êtes, il fallait que je susse que vous étiez en tourbillon. Poveretto! Ce tourbillon me semble fort triste, car c’est un vent qui soulève de la poussière et de la boue. Qu’y a-t-il autre chose à Paris? Parlez-moi de Nîmes, parlez-moi de Montpellier. Si vous pouvez vous procurer le numéro XVI des Occitaniques, malgré la faiblesse de ce journal, vous y verrez sur les croix de Nîmes un article qui m’a fait venir les larmes aux yeux. Mais vous êtes à 200 lieues, et à 200 lieues on ne voit pas tout ce qu’il y a de beau dans un évêque qui, recevant la visite du lieutenant général chargé de faire abattre les croix, et interrogé sur le silence des cloches, un jour de dimanche, baisse la tête et répond: « Monsieur, l’Eglise est en deuil. » Vous ne voyez pas non plus ces pauvres maçons, conduits au pied de la croix refusant de l’abattre menacés par des baïonnettes ouvrir leurs poitrines et jurer qu’il leur serait beau de mourir aux pieds de leur Maître. Et ces dix mille catholiques de Nîmes, qui envoient leurs femmes et leurs enfants se faire écraser au pied des croix, et eux-mêmes, la rage au coeur, ne point opposer une résistance qui, malgré les troupes, eût été plus que facile, mais qui eût amené presque infailliblement la guerre civile dans toutes les avenues et une partie de la province(2).

Votre correspondant d’Albi connaît notre pays comme ma pantoufle. Il a raison quand il dit que l’aristocratie n’est plus rien. Mais il ne voit pas les chefs que se sont donnés les paysans. A Montagnac, par exemple, tous sont prêts et le gouvernement ne l’ignore pas; leur chef est un pauvre travailleur de terre, à qui on a fait offrir des moyens d’existence s’il voulait agir dans, le sens du gouvernement et qui a positivement refusé. Au Vigan, ma ville natale, le chef est un maçon; la compagnie est nombreuse. Il y a quelque temps, on voulut arrêter un catholique, car ils s’appellent catholiques; trois cents se présentèrent et demandèrent à être mis tous au cachot. Le prisonnier fut relâché. A Montpellier, la Société de la croix ou la mort n’est pas faible non plus. Des ouvriers qui perdaient peu à peu la religion ne chantent plus que des cantiques. Je voudrais pour beaucoup que cet état de choses durât encore deux ans. Notre Midi, je ne parle pas du Midi d’Albi, serait tout régénéré. L’abbé Combalot m’écrit de Marseille, et du Lac de Digne, que tout ne va pas mal non plus.

Cher ami, je n’aime point que vous m’aimiez, parce que vous m’aimez. Je sens bien que, fort souvent, j’en suis là pour vous; mais aussi, souvent, je m’égare, je me perds dans des pensées un peu plus hautes, un peu plus vivifiantes. pour qui donc ce coeur, d’où coula du sang et de l’eau, fut-il ouvert il y a quelques jours? Et pour qui a-t-il été dit: Aimez-vous les uns les autres, comme je vous ai aimés? Quel amour dans cette parole! plus j’y pense, et plus je sens que la source du véritable amour, de l’amour fort comme la mort, est là, et là seulement.

Si vous venez me voir, prenez le printemps ou l’automne, à présent, par exemple. Dans le jardin, nous avons appelé une allée de vieux marronniers l’allée des soupirs. Elle est encaissée, aux deux extrémités, par deux petits tertres; d’un côté, sur sa longueur, par une vieille muraille, presque toute rongée de mousse et de lierre; de l’autre, par un bosquet. Rien n’est agréable comme de s’y promener, où seul, ou avec quelqu’un qui vous comprenne. C’est une allée de secrets. Ah! si vous nous voyiez, depuis une quinzaine de jours, avec nos lilas en fleurs, nos rosiers chargés de boutons, et nos vieux marronniers avec leurs feuilles si fraîches et leurs grappes blanchissantes! Vous ne connaissez pas le plaisir de voir le cerisier ressemblant, avec ses fleurs blanches, à une beauté chiffonnée; de découvrir sous des broussailles une couvée de poule ou de pintade, ou, dans un jeune cyprès, un nid de serins. Je jouis de toutes ces choses; elles me dilatent prodigieusement. Peut-être trouvez-vous qu’elles me restreignent? Bref, je vous aime toujours, toujours.

Adieu. J’e me sens disposé à vous pondre prochainement une lettre. On dit qu’on décachète les lettres. Ce n’est pas étonnant. Même quand on n’a rien à dire, ce n’est pas très amusant.

Notes et post-scriptum
1. Voir des extraits dans *Notes et Documents*, t. Ier p.95 et 188 sq La date donnée est celle du cachet de la Poste à Montagnac.
2. C'est en février qu'eurent lieu ces scènes sacrilèges par ordre de Chaper, préfet du Gard. (Voir Adolphe Pierre, *Histoire de la ville de Nîmes, depuis 1830 jusqu'à nos jours*. Nîmes. 1886, t. Ier, p. 14 sq.)1. Voir des extraits dans *Notes et Documents*, t. Ier p.95 et 188 sq La date donnée est celle du cachet de la Poste à Montagnac.
2. C'est en février qu'eurent lieu ces scènes sacrilèges par ordre de Chaper, préfet du Gard. (Voir Adolphe Pierre, *Histoire de la ville de Nîmes, depuis 1830 jusqu'à nos jours*. Nîmes. 1886, t. Ier, p. 14 sq.)