Vailhé, LETTRES, vol.1, p.201

27 apr 1831 [Lavagnac, ESGRIGNY Luglien de Jouenne
Informations générales
  • V1-201
  • 0+065|LXV
  • Vailhé, LETTRES, vol.1, p.201
Informations détaillées
  • 1 AMITIE
    1 DIEU
    1 ETERNITE
    1 FAUSSE SCIENCE
    1 LIVRES
    1 LUTTE CONTRE SATAN
    1 MALADIES
    1 PRESSE
    1 REPAS
    1 SANTE
    1 TRAVAIL DE L'ETUDE
    2 DREUX-BREZE, PIERRE-SIMON DE
    2 DU LAC, JEAN-MELCHIOR
    2 MALEBRANCHE, NICOLAS
    2 TACITE
    3 NIMES
    3 PARIS
  • A MONSIEUR LUGLIEN DE JOUENNE D'ESGRIGNY (1)
  • ESGRIGNY Luglien de Jouenne
  • le 27 avril 1831.]
  • 27 apr 1831
  • [Lavagnac,
  • Monsieur
    Monsieur Luglien de Jouenne d'Esgrigny,
    rue Duphot, n° 11.
    Paris.
La lettre

II faut, cher ami, que j’aie le plus vif désir de vous écrire et de vous demander de vos nouvelles, pour surmonter un mal d’estomac que j’ai depuis dîner. Voilà un mois que, sans être positivement malade, je suis tourmenté tantôt de maux de tête, tantôt de maux d’estomac. Je m’en croyais quitte, quand un assez fort rhume, que j’avais mérité il est vrai, m’a fait parler rauque pendant huit à dix jours. Voilà le bulletin de ma santé.

Lorsque ma lettre vous parviendra, bel ami, il y aura un an que je vous embrassai pour la dernière fois. C’était le 1er mai. Devant votre cheminée, nous nous donnâmes l’un à l’autre. Vous en repentez-vous? Moi, pas. Je vous rends votre liberté. Peut-être une amitié de deux cents lieues est bien pesante; peut-être qu’elle fatigue, qu’elle impatiente. Je vous le répète, je vous rends la liberté. Pour moi, je me sens assez fort pour aimer de loin comme de près. Je me sens assez chaud pour accroître mon amitié sans avoir besoin d’être auprès de mon ami. Je vous dirai même que je vous aime davantage, depuis cette année d’absence, non parce que je ne vous vois pas, mais parce que la manière dont j’aime mes amis est, je vous l’ai déjà dit, forte comme la mort. Je vous aime, parce que vous êtes mon frère. Je vous aime, parce qu’entre tous mes frères, votre coeur m’a plu. Je vous aime, parce que vous êtes celui de mes frères que Dieu m’a plus particulièrement donné pour m’aider dans mon chemin. Oui, Dieu vous a donné à moi, parce qu’il veut que vous me conduisiez à lui. Malheur à vous, si vous m’en écartez! Avez-vous jamais pensé à cela?

Pourquoi ne me parlez-vous jamais de Dieu? Pourquoi ne me dites-vous jamais ce que vous faites pour lui? Du Lac m’en parle. Du Lac! Il combat vaillamment, ce bon du Lac-! Il combat contre lui, contre le diable. Oh! il sera le plus fort, je l’espère. Il se plaint que vous lui écrivez rarement, que les autres ne lui écrivent plus du tout. Les autres! Cependant, ils l’aiment. Nous nous aimons bien tous. Pourquoi les autres ne lui écrivent-ils pas? J’ai presque peur qu’un jour les autres ne m’écrivent plus du tout. Que font-ils? Et vous, que faites-vous? Que fait Brézé? C’est une question que depuis longtemps je voulais Vous faire. Répondez-y catégoriquement.

Après avoir lu la Recherche de la vérité, vrai casse-tête(2), j’ai pris Tacite. Quoique je le veuille lire deux fois, je prends des notes à la première lecture. Je voudrais consacrer les mois de mai et de juin à écrire. Je cherche un sujet. J’en ai bien déjà trouvé un, mais je ne l’ai pas assez ruminé pour savoir si l’on en pourrait tirer un parti convenable. C’est un travail sur la science. Qu’est-ce que la science, la vraie science, la source de la science, la méthode de parvenir à la science? A ce sujet se joindraient bien des questions subsidiaires, mais je voudrais quelque chose de moins abstrait. Je suis dans le doute.

N’êtes-vous pas effrayé quelquefois de la rapidité, progressive avec laquelle s’écoulent les années? Les Egyptiens représentaient l’éternité par un serpent mordant sa queue. La vie de l’homme, c’est un serpent plus ou moins long, roulé en spirale. Partis de l’extrémité la plus éloignée du milieu, nous tournons autour de ses anneaux; et quoique, à un certain point, nous ayons décrit un cercle parfait, plus nous allons, plus ces cercles se rétrécissent, jusqu’à ce que nous touchions le centre. La, tout s’arrête. J’ai vingt ans. C’est au plus le quart, peut-être le tiers, peut-être la moitié de ma spirale. Peut-être, quand vous recevrez ma lettre, le passé et l’avenir ne me seront plus rien. Tout cela est possible, probable. Mais de toutes ces probabilités la réelle nous est inconnue, et c’est encore fort heureux.

Je n’ai rien à vous dire, sinon que la population de Nîmes est une population admirable, et la population de Paris une population [de] boue. Quelle ordure! Adieu. Je vous aime.

Je rouvre ma lettre pour vous dire que votre article caricature ne vaut rien. N’en faites plus de semblable.

Notes et post-scriptum
1. Voir des extraits dans *Notes et Documents*, t. Ier, p. 118 et 187. La date donnée est celle du cachet de la poste à Montagnac.1. Voir des extraits dans *Notes et Documents*, t. Ier, p. 118 et 187. La date donnée est celle du cachet de la poste à Montagnac.
2. Il doit s'agir de l'ouvrage de Malebranche.