Vailhé, LETTRES, vol.1, p.218

7 aug 1831|8 aug 1831 [Lavagnac, ESGRIGNY Luglien de Jouenne
Informations générales
  • V1-218
  • 0+071|LXXI
  • Vailhé, LETTRES, vol.1, p.218
Informations détaillées
  • 1 ACCIDENTS
    1 AGRICULTEURS
    1 AMITIE
    1 AMOUR DIVIN
    1 ANGE GARDIEN
    1 AVARICE
    1 CHAPELLE
    1 CONFESSION SACRAMENTELLE
    1 DOMESTIQUES
    1 EFFORT
    1 EVANGILE DE JESUS-CHRIST
    1 FOURRAGE
    1 JARDINS
    1 LANGUE
    1 LIVRES
    1 LOISIRS
    1 MALADIES
    1 MORT
    1 ORAISON
    1 OUVRIER
    1 PARENTS
    1 PARESSE
    1 PLANTES
    1 PRESSE
    1 REPOS
    1 REVE
    1 SAINTE COMMUNION
    1 SAINTE VIERGE
    1 SENSIBILITE
    1 SOLITUDE
    1 TITRES DE JESUS-CHRIST
    1 TRANSPORTS
    1 TRISTESSE
    1 UNION DES COEURS
    1 VETEMENT
    1 VOYAGES
    2 BONALD, LOUIS DE
    2 DAVID, BIBLE
    2 DREUX-BREZE, PIERRE-SIMON DE
    2 DU LAC, JEAN-MELCHIOR
    2 FRANCOIS XAVIER, SAINT
    2 GOETHE, JOHANN-WOLFGANG
    2 GOURAUD, HENRI
    2 HONORE, SERVITEUR
    2 MAISTRE, JOSEPH DE
    2 ROBERTSON, WILLIAM
    3 CAPHARNAUM
    3 FRANCE
    3 HERAULT, RIVIERE
    3 LAVAGNAC
    3 PARIS
    3 PARIS, RUE JACOB
  • A MONSIEUR LUGLIEN DE JOUENNE D'ESGRIGNY (1).
  • ESGRIGNY Luglien de Jouenne
  • les 7 et 8 août 1831.]
  • 7 aug 1831|8 aug 1831
  • [Lavagnac,
  • Monsieur
    Monsieur Luglien de Jouenne d'Esgrigny,
    rue Duphot, n° 11.
    Paris.
La lettre

Je vous demande pardon de la peine que vous donnent mes cravates. Malheureusement, la caisse dans laquelle on devait les mettre était ici, avant que vous eussiez été les porter. J’aurai incessamment une autre occasion. J’espère vous en donner mieux l’adresse. Je sens bien, mon cher ami, que je gagnerais beaucoup sous un rapport à me trouver à Paris, mais je ne crois pas que je perde beaucoup à perdre le fruit du progrès. Trois mois, si je veux, me remettront, ce me semble, au courant, et, je vous le redis, quand la crainte a forcé seule mes parents à rester ici, il serait trop dur de vouloir les contraindre à me laisser aller dans une ville qu’ils croient volcanisée. La solitude, d’un autre côté, me fait mal, je le sens bien. Elle me resserre le coeur, mais en même temps développe en moi une propension à une certaine tristesse, dans laquelle je trouve aussi bien des charmes.

Je ne crois pas perdues les longues heures, que je passe seul sur un banc du jardin, au milieu des vignes et des luzernes que je traverse sans savoir où je vais, au bord de la rivière, où rien ne me distrait que les cris des courlis, et pendant lesquelles je pense à Dieu, à moi, à vous, mon ami, et à bien d’autres choses. Alors, les bras me tombent, pour ainsi dire. Je ne pleure pas, parce que je ne sais pas pleurer, mais je sens dans mon coeur comme une grande défaillance. Que suis-je? Où serai-je, quand, pour la première fois, on dira de moi: Qu’il repose en paix? Ah! mon cher, on le dira pour nous tous. Peut-être le direz-vous pour moi, et bientôt. Qui sait? Et puis, je reprends courage. Je sens que, quoique jeune, je tiens un peu trop à la terre. Je prends racine; mon coeur pousse les siennes dans le coeur de mes amis. Oh! qu’elles sont fortes! Quel est pour moi l’idéal de la perfection? Belle question qu’il faut se proposer souvent, car il n’est peut-être pas si difficile de devenir ce qu’on veut être que de savoir comment s’y prendre. Et puis encore, je pense à mes amis, à vous, et je sens, à cette pensée, mon coeur se fondre comme dans ce moment.

Vous voulez que je vous écrive en allemand. Pas aujourd’hui, quoique avant- hier j’aie fini de traduire Faust. Il me faudrait trop de temps, et je ne l’ai pas. A un autre jour! Vous voulez des fragments de mes Mémoires; prenez celui-ci.

Mardi 2 août.

Je suis allé me baigner. L’eau était trouble; c’était fort heureux, car, malgré mon rhume, j’étais capable de le doubler en plongeant. Je venais de visiter un nid de martins-pêcheurs, quand, à quatre cents pas environ au-dessous de moi, j’ai entendu de grands cris.

Honoré (la domestique qui m’accompagnait) s’est retourné, mais comme nous avons entendu en même temps en patois, n’aye pas peur, nous avons cru que quelque paysan donnait quelque leçon de natation à son fils pleurnicheur; nous nous trompions. Des femmes menaient de petits enfants au bain, un d’eux s’est trop avancé et a perdu terre. La pauvre mère appelait au secours, en même temps qu’elle criait à son fils de ne rien craindre. Nous nous sommes mis à courir et j’avoue que je foulais avec un certain plaisir des cailloux qui m’écorchaient les pieds. J’étais tout content de penser que j’allais sauver quelqu’un; je n’ai pas eu ce plaisir. Encore au-dessous de la mère qui se désolait, des ouvriers travaillaient à une digue. Le père de l’enfant qui se trouvait parmi eux est resté quelque temps, à cause du bruit des piquets qu’il enfonçait, sens entendre sa femme, mais comme il était bien plus près que nous, quoique nous fussions accourus avant lui, il a été plus tôt près de son fils. Ce petit polisson se soutenait à merveille sur son dos. C’était fort heureux, car là où il était, il y avait plus de dix pieds d’eau, et d’eau rouge qu’on n’y voit pas à un demi-pied de profondeur.

J’ai su depuis que le père avait été plus malade que l’enfant. Oui, j’en suis bien fâché que ce soit à son père, et non pas à moi que le petit malheureux doive la vie, qu’une minute de retard (il ne m’en fallait pas davantage) m’ait empêché de rendre un homme mon débiteur pour sa vie. Comme j’aurais été joyeux de mener cet enfant au rivage, d’entendre les cris de sa mère s’apaiser à mesure que je m’approchais de son fils, de m’acquérir ainsi au moins l’amitié d’une pauvre femme! J’aurai beau faire, j’en suis fâché.

Ce que vous allez lire ne devait pas être écrit. Je crois qu’il est certaines pensées que l’on ne doit pas même écrire pour soi. Cependant, peut-être vous ferai-je quelque bien; peut-être rafraîchirai-je votre âme, en essayant de faire passer en elle ce que j’ai éprouvé. Dieu ne veut pas qu’on répète aux autres ce qu’on lui a dit, à moins qu’on ne veuille le bien des autres.

Ce dimanche soir (= 7 août).

Hier, vers 9 heures du soir, après avoir fait cent folies, je sautai par la fenêtre du billard sur la terrasse, en déclarant pour rire que j’allais rêver. Je descendis par l’escalier du côté de la grande salle et revins au bas par la seconde terrasse. Je songeais toujours à égayer le reste de la soirée et à remonter promptement par l’autre escalier, quand, tout à coup, je m’arrêtai. « Eh! mon Dieu, me dis-je, n’ai-je pas bien sujet de rêver? » et je m’appuyai sur un vase d’oranger en disant: « Mon Dieu, ayez pitié de moi! Samedi dernier, j’avais promis d’être réglé, d’être doux, d’être fervent. Je n’ai été ni réglé, ni doux, ni fervent, et pourtant je devais communier demain. Communier demain, n’est-ce pas une habitude? »

En levant les yeux, j’aperçus de la lumière. C’était la fenêtre de la chapelle. Isolée du château, placée sur la droite de la façade, cette chapelle communique au jardin par un monticule que j’ai moi-même fait arranger cet hiver. La fenêtre au-dessus de la porte se montrait au milieu des platanes. Je fis quelques pas, m’appuyai contre un de ces arbres, et regardai longtemps cette fenêtre:  » Mon Dieu, je m’en vais bientôt dormir; et vous, mon Dieu, qu’allez-vous faire? Pendant que je dors, vous, m’attendez. Encore si j’allais vous voir, quand je veille. Encore si j’allais souvent vous dire que je vous aime. Je vous aime bien, mon Dieu, du moins me le semble-t-il ainsi, mais je vous aime comme ne vous aimant pas; et cependant, pour moi, pour m’attendre, vous allez passer cette nuit, seul, avec cette lampe dont la clarté me fait souvenir que vous êtes mon hôte; et moi, je n’y penserai plus dans quelques moments, et combien de nuits n’y ai-je pas pensé du tout! Pourquoi venez-vous donc? Pourquoi vos délices sont-elles avec les enfants des hommes? Est-ce moi qui contribue à faire vos délices? »

« Mon Dieu, je voudrais passer une nuit seul avec vous, et pendant que des hommes passent peut-être des nuits coupables, passer une nuit sainte, méditant seulement sur ces paroles, comme saint François Xavier: Noverim te, noverim me! Mais non, je ne suis qu’un mauvais sujet et je sais que ma place est d’être bas, bien bas, loin de vous, si l’on est loin de vous, quand on vous prie et qu’on veut vous aimer, oh! le Dieu de mon coeur! »

J’étais un peu plus content, et je m’en revins sérieux.

Mon ami, votre état me fait peine. Je ne vous dirai pas: « Allez vous confesser »; vous savez bien que vous le devez, sans qu’on vous le dise. J’observerai seulement que plus tôt vous vous confesserez, plus vous montrerez du courage. Votre état, je vous le répète, m’afflige, me préoccupe et me tourmentera jusqu’à ce que vous m’ayez tranquillisé. Priez bien la Sainte-Vierge qui est là: mère de toute pureté.

Ce soir, vous aviez toute ma pensée. J’ai voulu sortir seul, pour être avec votre souvenir. Je ne retrouvais pas ma casquette; j’ai cru l’avoir oubliée à la chapelle. J’y suis allé; mais je m’y suis trouvé bien pour ce que je voulais; j’ai pensé que Dieu ne serait pas de trop. J’ai dit à Dieu que je l’aimais, et en cela je crois mon amitié pour vous bonne, puisqu’elle réveillait mon amour pour Dieu. En voyant la lampe brûler, j’ai demandé que nos deux coeurs se fondissent ensemble, et comme l’huile formée de plusieurs olives, se réunissent en une flamme qui s’élevât vers le ciel. J’ai prié votre ange gardien de me surveiller, j’ai prié mon ange d’aller au secours du vôtre, quand il serait nécessaire. Mais il m’a semblé que c’était trop raffiner, que l’aveugle de Capharnaüm avait bien envie de voir la lumière, et qu’il ne criait que ces paroles: « Fils de David, ayez pitié de moi! » et vous présentant par la pensée à notre divin Sauveur, je me suis contenté de dire: « Ayez pitié de moi et de lui! »

Oh! oui, je vous en supplie, mon cher Luglien, devenez plus pieux, devenez mon modèle, car j’ai bien besoin d’un modèle qui excite ma paresse; devenez un ami dans lequel je puisse tout aimer et imiter.

Il est possible que je lise mal, mais dispensez-moi de revenir là-dessus. J’ai écrit, ce matin, quatre ou cinq grandes pages à du Lac sur ce sujet, et, il y a huit ou dix jours, quatre autres pages sur la même matière. Je n’ai pas envie de recommencer, d’autant plus que, si j’ai quelque chose à dire encore sur ce chapitre, j’aime autant finir avec du Lac, puisque j’ai commencé avec lui. Parmi le peu de livres que vous lisez, ne pourriez-vous pas mettre les Considérations sur la France de M. de Maistre? C’est un ouvrage que je voudrais savoir par coeur. A propos, n’avez-vous pas l’Introduction à l’histoire de Charles-Quint par Robertson? Je sais vous avoir prêté cet ouvrage, et je ne le retrouve plus parmi mes livres.

Vous dites que vous adorez mes paroles. Je n’aime pas plus cette expression sous votre plume que dans les colonnes de l’Avenir. Quand il s’agit de l’homme, elle me choque et, je crois, avec raison. Si vous voulez avoir des paroles à adorer, lisez l’Evangile. S’il est vrai que vous vous habituez à méditer, vous y trouverez des sujets plus variés que vous ne pensez peut-être.

Vous me reprochez de la sécheresse; ce n’est pas toujours ma faute. Que ne me mettez-vous en train, comme aujourd’hui par exemple? Il va être 1 heure du matin, sans que je m’en sois aperçu. Je vous écrirais, non pas jusqu’à demain matin -vingt-quatre heures est un peu long,- mais plusieurs heures encore. Non, je n’ai pas tout dit.

Peste l’avarice! Voici un supplément, mais bien court. Je vais après-demain mercredi (j’ai passé du dimanche au lundi en vous écrivant), je vais donc après-demain faire un petit voyage, pendant lequel je verrai M. de Bonald chez lui. S’il est intéressant, vous aurez le récit de ce voyage.

Je tâcherai d’écrire à Gouraud par le courrier de demain. Et Brézé?

Je tâcherai de vous envoyer incessamment les cent francs. Je ne comprends pas la dissolution du Correspondant. A présent qu’il deviendrait vraiment correspondant, si chacun voulait correspondre avec lui du fond de sa province, de sa ville, de son village, de son château, trois ou quatre jeunes gens, pour maintenir le principe d’unité et pour donner des articles de circonstance, me semblent suffisants à Paris. Pauvre Correspondant! Je ne croyais franchement pas autant l’aimer. Il me semble que s’il meurt, le jour de sa mort sera un jour d’humiliation pour moi.

Je ne vous dis rien ni de l’Avenir de la rue Jacob ni de celui de la France. Ici, nous sommes dans un calme trop grand peut-être. Si je ne vais à Paris que dans quelques années, ce que je ne crains pas, je serai novice pour bien des émotions sur lesquelles vous serez blasé. Mais je reverrai Paris avant quelques années, et qui sait où en seront les émotions? Allons, il faut être raisonnable. Je vais me coucher sans même me relire.

Notes et post-scriptum
1. Voir des extraits dans *Notes et Documents*, t. Ier p. 119, 137-139, 146. La date du 8 août est celle du cachet de la poste. Le 7 août tomba un dimanche, en 1831, et la lettre fut terminée le lundi.