Vailhé, LETTRES, vol.1, p.224

19 aug 1831 Saint-Jean-du-Bruel, ESGRIGNY Luglien de Jouenne
Informations générales
  • V1-224
  • 0+072|LXXII
  • Vailhé, LETTRES, vol.1, p.224
Informations détaillées
  • 1 AMITIE
    1 ARMEE
    1 IMAGINATION
    1 NOBLESSE
    1 PARENTS
    1 REPAS
    1 REVE
    1 SOLITUDE
    1 VOYAGES
    2 ESGRIGNY, MADAME LUGLIEN D'
    3 ALGUES
    3 LAVAGNAC
    3 MONTPELLIER
    3 PARIS
  • A MONSIEUR LUGLIEN DE JOUENNE D'ESGRIGNY (1).
  • ESGRIGNY Luglien de Jouenne
  • le 19 août. 1831.
  • 19 aug 1831
  • Saint-Jean-du-Bruel,
  • Monsieur
    Monsieur Luglien de Jouenne d'Esgrigny,
    rue DuPhot, n° 11.
    Paris-Seine.
La lettre

Je vous aime bien, mon cher ami, et j’ai sauté au bas du lit pour vous le dire. J’ai fait un songe. Quelle folie! Après un pénible cauchemar, qui tantôt me serrait entre deux murailles, tantôt me présentait des pointes de baïonnettes ou des bouches de pistolets, tout à coup je me suis trouvé dans votre rue, à votre porte. J’ai respiré. Je vous embrassai; vous paraissiez content, mais vous aviez un air distrait. Un petit marmot criait dans une pièce voisine. Vous m’y avez fait entrer et, sur un lit, j’ai vu une jeune femme, la figure pleine de douceur et de physionomie, entourée de quatre jolis enfants, parmi lesquels les deux plus charmantes petites jumelles. Cette jeune femme, qui était la vôtre, m’a parlé avec bonté; et moi, je vous ai grondé d’être resté si longtemps sans me rien dire. Après quoi, je suis retombé dans les rêveries, au milieu desquelles je n’ai pu conserver qu’un certain sentiment fixe. C’était comme un combat de joie et de tristesse. Cette figure que je n’ai jamais vue, ces grands yeux noirs, ces joues roses, ce menton bien mignon! Et puis, elle avait été longtemps malheureuse, et le bonheur qu’elle vous devait augmentait sa tendresse pour vous. Je voulais vous demander son nom. Je l’ai oublié. Je suis un étourdi. Vous me l’eussiez dit peut-être(2).

Je vous le répète, j’étais content, mais non pas sans mélange. Et de fait, mon doux, mon cher ami, bientôt ce qu’il y a une heure je voyais en rêve ne sera-ce point réalité pour vous? Et alors votre coeur sera-t-il assez large pour porter en même temps une femme et un ami, même celui qui vous chérit le plus? Ce pauvre ami cédera la place -et certes il ne s’en plaindra pas;- mais vous qui avez le coeur généreux et qui voulez rendre ce qu’on vous donne, supporterez-vous aisément une amitié, dans laquelle vous aimerez moins qu’on ne vous aimera? Mon Dieu! Mon Dieu! où vais-je me forger des monstres? Prenez pitié de ma folie, Luglien, et rassurez-moi un peu.

Mon cher ami, j’éprouve un grand besoin de vous voir, et cependant je sens que je fais bien de rester loin de vous. On parlait, il y a trois ou quatre jours, d’un jeune homme que je connais fort bien, qui a forcé son père de quatre-vingts ans à quitter une petite ville, où ce bon vieux avait quelques amis de son âge, pour aller s’établir à Montpellier, où il ne connaît personne. Ce malheureux jeune homme a le courage de sortir tous les soirs, de ne voir son père qu’aux heures des repas et de le laisser toujours seul avec ses années et son ennui. Certes, mes parents ne sont pas vieux et ne seraient pas seuls, quand je les quitterais pour quelque temps. Mais aujourd’hui, dans les circonstances actuelles, je m’aperçois que je leur suis, sinon nécessaire, au moins utile; et la pensée de faire quelque chose de semblable au jeune homme dont je vous parlais me fait frémir. Ainsi, je vous en conjure, ne me dites plus: « Venez à Paris », vous me feriez de la peine, et vous-même vous ne voudriez pas que j’allasse vous voir. Vous ne m’en parlerez donc plus.

Quoique je ne sois pas à Lavagnac, cela ne doit pas vous empêcher de m’écrire; j’y serai dans quatre ou cinq jours. J’ai fait un charmant voyage, et dans huit jours j’ai vu, j’ai entendu, j’ai fait mille choses très intéressantes pour moi, et peut-être pour vous. Vous en jugerez bientôt, car vous aurez mon itinéraire. Des grottes, des rochers, des nuages, des sources, des antiquités de toute espèce, un vieux château qui tombe, un génie qui s’éteint, quelques originaux; je vous le dis, il y a de quoi remplir cinq ou six lettres. Pour celle-ci, elle ne sera pas plus longue. J’ai à m’habiller pour dîner chez une pauvre vieille cousine, bossue, qui, ne pouvant mieux trouver, s’est accommodée d’un antique avocat goutteux. Je dois, avec la susdite cousine et d’autres demoiselles, dont l’une est quasi borgne et l’autre boiteuse, aller visiter les ruines du château d’Algues, capitale délabrée des propriétés féodales, d’un de mes oncles, et dont les pierres tombantes servent à bâtir des églises neuves et des maisons blanches. Ouf! M’y voilà!

Adieu. Je vous aime.

Emmanuel.

Mille pardons de la blancheur de mon encre.

E.D'ALZON
Notes et post-scriptum
1. Voir des extraits dans *Notes et Documents*, t. Ier, p. 128.2. Cette fantaisie d'Emmanuel fut regardée par la famille d'Esgrigny comme une vraie prophétie et rappelée, quelque dix-huit ans plus tard, à l'abbé d'Alzon par M. et Mme la comtesse d'Esgrigny.