Vailhé, LETTRES, vol.1, p.227

26 aug 1831 [Lavagnac], ESGRIGNY Luglien de Jouenne
Informations générales
  • V1-227
  • 0+073|LXXIII
  • Vailhé, LETTRES, vol.1, p.227
Informations détaillées
  • 1 AMITIE
    1 ARMEE
    1 CHANT
    1 CHATAIGNIER
    1 IMAGINATION
    1 LIVRES
    1 MALADIES
    1 MORT
    1 POLITIQUE
    1 PRES ET PRAIRIES
    1 REPOS
    1 TRAVAIL DE L'ETUDE
    1 VETEMENT
    1 VOYAGES
    2 BONALD, LOUIS DE
    2 CAPET, LES
    2 NIEBUHR, BERTHOLD-GEORG
    3 DOURBIES
    3 MIDI
    3 MONNA, LE
    3 NORD
    3 POUJADE, LA
    3 SAINT-JEAN-DU-BRUEL
  • A MONSIEUR LUGLIEN DE JOUENNE D'ESGRIGNY (1).
  • ESGRIGNY Luglien de Jouenne
  • le 26 août [1831].
  • 26 aug 1831
  • [Lavagnac],
  • Monsieur
    Monsieur Luglien de Jouenne d'Esgrigny,
    rue Duphot, n° 11.
    Paris.
La lettre

Me voici de retour, cher ami, d’un voyage assez amusant pour moi. Je voulais d’abord vous en faire le récit, mais de quel intérêt ce récit serait-il pour vous? Quand vous saurez que j’ai vu des gens ridicules, des hommes honnêtes, des imbéciles et des coquins; que j’ai parcouru un pays où, sur une lieue carrée il n’y a pas cent toises cultivées qu’au sortir de terres sèches, froides, hérissées de pierres, et dont les énormes rochers suspendus sur le chemin ressemblaient aux gueules immenses de quelque monstre ouvertes pour nous dévorer, je suis tout à coup entré dans des gorges fraîches, ombragées par de vieux châtaigniers, et dont les ravins changés en belles prairies avaient chacun leur ruisseau, qu’est-ce que tout cela vous fera? Et quand vous saurez qu’il y a dans le monde des gens, dont le nez est un vrai soufflet d’orgues, dont l’unique plaisir est de passer les derniers aux portes, toute la civilité de vous accompagner partout, jusqu’aux lieux d’aisance, hésitant s’ils n’entreront pas avec vous, en serez-vous plus avancé?

J’ai vu pourtant quelques curiosités. Je suis monté sur un rocher, à plus de 550 toises au-dessus du niveau de la mer. C’est beaucoup pour les cavernes. J’ai vu les nuages s’avançant du Nord comme une armée rangée en bataille, fondre sur les plaines du Midi en se précipitant sous mes pieds. Je me suis étendu, tout essoufflé, sur les débris de la grotte escarpée que certains antiquaires donnent pour berceau à la famille des Capets. J’ai parcouru d’autres grottes encore, celle de Trèves par exemple, trop basse malheureusement, mais peuplée de milliers de fines colonnes. Dans une de ses salles, assez vaste, nous plaçâmes quelques bougies sur des candélabres de stalactites, et nous éteignîmes nos flambeaux: l’effet fut magique. Cette lueur lointaine, réfléchie par des cristallisations blanches, noires ou roses; ces vieux tronçons à demi renversés; ces colonnes formées par un travail de plusieurs siècles, coupées tantôt à la base, tantôt au sommet, semblables à de grands fantômes, les uns debout, les autres inclinés, tous immobiles; le silence interrompu seulement par le bruit de l’eau qui suinte et forme des appuis nouveaux à ces voûtes antiques et tombe dans de petits réservoirs transparents; tous ces objets serraient le coeur d’une inquiétude triste, peuplaient notre imagination, nous chassaient comme malgré nous vers la lumière du jour, que nous revîmes comme un bien perdu et retrouvé.

J’ai vu encore la grotte de la Poujade. Après avoir remonté quelque temps le cours de la Dourbie, on gravit l’espace d’un petit quart d’heure sur un rocher nu, pelé, sec, hideux, repaire digne des vautours qui planent sur ses sommets. La montagne s’ouvre comme par enchantement, et l’on découvre une petite prairie plantée de noyers et, à trente pas, un rocher s’élevant à pic à une prodigieuse hauteur, tout rouge et noirci seulement par la fumée d’une chaumière qui semble en consolider la base. Dans un recoin de ce rocher est une petite fente; c’est par là que l’on pénètre. Malgré de nombreux fagots de bois, nous entrâmes en courbant la tête, guidés seulement par une petite lampe. Arrivés au milieu de la noire enceinte, nous allumâmes nos flambeaux: à leur clarté, d’immenses voûtes se démontrèrent à nous. Peu de cathédrales en ont d’aussi hautes, aucune n’a de galeries aussi prolongées.

Depuis un quart d’heure, je suis, les bras croisés, à me demander ce que signifie ce que je viens d’écrire. Dites-le-moi, si vous le savez. J’ai mal de tête. Je suis écrasé par la chaleur, et cependant je veux vous écrire, parce que je vous aime, pour vous dire que je vous aime. Cela, vous le savez bien, et moi aussi.

Je suis resté huit à dix jours à Saint-Jean-du-Bruel, et un jour entier au Monna(2), chez M. de Bonald. Il est bien vieux. D’après ce qu’il a dit, il est assez partisan du Correspondant. Il a peur; il travaille beaucoup; du reste, parle peu politique.

30 août, 11 heures du soir.

J’ai suspendu quelques jours cette lettre, que des visites m’avaient fait interrompre, et quoique assez fatigué, les cheveux, les cils et les favoris brûlés au feu qu’on a fait ce soir pour célébrer ma majorité, je veux passer avec vous la dernière heure du vingt et unième anniversaire de ma naissance. Cher ami, il m’eût été bien agréable de commencer avec vous cette vingt deuxième année. Mon Dieu! Comme je grandis, comme j’avance vers la mort! De ces années qui finissent, que me reste-t-il? Pas plus que du bruit des chansons par lesquelles nous les avons célébrées, moins encore que du feu de joie que nous avons sauté, ce soir, et qui fume dans l’avant-cour. Demain, il y aura des cendres; mais du temps passé, que me restera-t-il? Pourtant, je suis trop froid, je suis trop matérialiste. Après l’heure passée, la montre qui l’a marquée reste encore. Eh bien! il me reste aussi quelque chose du temps, il me reste quelque chose à l’esprit et au coeur.

Vous y êtes, bel ami, et n’êtes-vous rien? Que signifient ces paroles: le temps passe? Est-ce un bien, est-ce un mal? Depuis que je me connais, je crois que je n’ai pas été deux fois à désirer d’avoir un quart d’heure de plus ou de moins que ce que j’avais. Etait-ce bien ou mal pensé?

Ainsi, mon ami, je m’en vais vous aimer avec un coeur de vingt et un ans. Que me souhaitez-vous? Oh! si vous saviez ce que je désire! Mais je veux vous le laisser deviner. Mon ami, excusez-moi. Je vous écris avec folie, parce qu’en ayant fait toute la soirée, il faut enterrer la journée avec allégresse. Ma tête est montée sur un ton un peu écervelé. Il me serait trop difficile de la faire baisser tout à coup. Il faut prendre ses amis, comme ils sont. Demain, si je me lève -car il n’est pas dit que je me couche,- si donc je me lève, j’aurai dépouillé dans le sommeil ces joies folles. Je serai calme, j’aurai vingt et un ans passés. Oh! mon cher, comme je serai vieux!

Bonsoir, mon ami, bonsoir! Et cependant, on dit qu’il faut mourir.

Emmanuel.

J’avais fermé ma lettre. quand je me suis souvenu que vous désireriez savoir des nouvelles de mes cravates. Je les ai reçues, je vous en remercie; elles sont charmantes. Vous avez retiré, je crois, chez mon libraire, le deuxième volume de l’Histoire romaine de Niebuhr. Ayez l’excessive bonté de le lui rendre; il me le fera passer très incessamment, avec d’autres livres que je lui ai demandés.

E.D'ALZON
Notes et post-scriptum
1. Voir les extraits dans *Notes et Documents* t. Ier p. 192.2. Nom du château des Bonald.