Vailhé, LETTRES, vol.1, p.236

14 sep 1831 [Lavagnac], ESGRIGNY Luglien de Jouenne
Informations générales
  • V1-236
  • 0+075|LXXV
  • Vailhé, LETTRES, vol.1, p.236
Informations détaillées
  • 1 AGRICULTEURS
    1 AMITIE
    1 ANIMAUX
    1 ARMEE
    1 CLERGE
    1 FONCTIONNAIRES
    1 LIBERAUX
    1 PARESSE
    3 BEZIERS
    3 LAVAGNAC
    3 NARBONNE
    3 PARIS, RUE DUPHOT
    3 PERPIGNAN
    3 PEZENAS
  • A MONSIEUR LUGLIEN DE JOUENNE D'ESGRIGNY (1).
  • ESGRIGNY Luglien de Jouenne
  • le 14 septembre [1831].
  • 14 sep 1831
  • [Lavagnac],
  • Monsieur
    Monsieur Luglien de Jouenne d'Esgrigny,
    rue Duphot, n° 11.
    Paris.
La lettre

Vous voyez bien, mon cher, que je ne suis pas rancuneux. Si je ne me trompe, voilà la cinquième lettre qui partira de Lavagnac pour la rue Duphot, sans qu’aucune réponse soit venue de la rue Duphot à Lavagnac. Mais, mon ami, il est bien vrai que votre paresse ou vos occupations ne jetteront aucun doute sur votre -que dirai-je?- eh bien! sur votre tendresse, sur votre coeur paresseux! Occupés de loin [ou] de près, nous nous aimerons toujours, je crois. J’avais besoin de vous dire cela, parce que, aujourd’hui, j’ai vu et entendu des choses singulières en fait d’amitié.

Vous ne vous rappelez peut-être pas une lettre que je vous écrivis, il y a juste un an, sur deux prêtres qui, après s’être aimés à la fureur, s’étaient refroidis à glace(2). J’ajoutais, je crois, que l’un des deux avait surtout des torts. Eh bien! ce même prêtre, après avoir quitté cinq ou six amis, était tombé entre les bras d’un curé de ma connaissance, qui l’a gardé deux ou trois ans. Les voilà qui se séparent publiquement; ils ne veulent plus l’un de l’autre. Je crois bien qu’on les réconciliera, mais qu’importe! Le coup est porté; et savez-vous quel a été ce coup? une absence de deux mois. S’il fallait ne plus s’aimer, parce qu’on reste deux mois sans se voir, où en serais-je? Ceci me persuade tous les jours davantage que les meilleurs feux ne sont pas ceux qui brillent le plus, et j’en conclus deux choses: la première, que les amis sont rares; la seconde, que, puisque je vous aime, je n’ai pas besoin de chercher d’autres amis que ceux que nous avons. Oh! oui, aimons-nous, aimons-nous bien. Resserrons-nous sans bruit et sans éclat. N’affichons pas ces amitiés à flamme de paille, réchauffons-nous, mais ne nous brûlons pas.

Mon cher, c’est une chose admirable comme Dieu qui veut que les hommes s’aiment, mais s’aiment pour lui, punit ceux qui, dépassant les plaisirs légitimes de l’amitié, en font une passion. Comme ces liaisons sont d’une brièveté proportionnée à leur fureur! Pauvres gens que nous sommes d’être obligés d’aimer et de ne trouver notre but qu’entre deux précipices de glace!

Les libéraux font mentir le proverbe qui dit: les loups ne se mangent pas entre eux. Avant-hier, lundi, on a brûlé les registres des droits réunis à Pézenas, à Béziers, à Narbonne, à Perpignan. A Perpignan, la troupe a chargé. Il y a eu, dit-on, des morts de part et d’autre. A Narbonne, la troupe a refusé de tirer. A Béziers, on avait dirigé contre les paysans révoltés la garde nationale; mais comme on a fait observer qu’on n’en voulait pas aux personnes, mais aux registres, la garde nationale a laissé faire. A Pézenas, les paysans, au retour de leur travail, allèrent tout simplement prendre le commissaire de police, se rendirent à la mairie, aux octrois, prirent des registres relatifs aux droits des vins et en firent un feu de joie. Ce soir, je suis passé, à 6 heures, dans cette dernière ville; à 8 [heures], on devait forcer l’autorité à publier à son de trompe l’abolition des droits réunis. On se dégoûte des arbres de la liberté. Ceux qui les ont plantés, malgré l’autorité, se proposent de les abattre malgré elle. Du reste, tout est tranquille. Les paysans sont tout le jour aux champs et, le soir, ils font ces farces, par manière de délassement.

Je suis d’un guignon sans exemple. Voilà une grande raie d’encre qui salit le bas de la feuille. Mais n’importe; ce qui est fait est fait. Adieu. Je vous aime.

Je vous demande pardon de vous écrire ainsi. Quand j’ai eu écrit la première page du grand format, je me suis aperçu que la feuille était simple.

Emmanuel.
Notes et post-scriptum
1. Voir des extraits dans *Notes et Documents*, t. Ier, p. 119 sq.2. Voir la lettre du 10 septembre à d'Esgrigny P 129 sq.