Vailhé, LETTRES, vol.1, p.239

2 nov 1831 [Lavagnac, ESGRIGNY Luglien de Jouenne
Informations générales
  • V1-239
  • 0+077|LXXVII
  • Vailhé, LETTRES, vol.1, p.239
Informations détaillées
  • 1 AMITIE
    1 ENSEIGNEMENT DE L'ECRITURE SAINTE
    1 FLEURS
    1 FRUITS
    1 MARIAGE
    1 PARENTS
    1 PREDICATION
    1 TRISTESSE
    1 VERTU DE CHASTETE
    1 VIE DE PRIERE
    1 VOCATION SACERDOTALE
    1 VOYAGES
    2 DU LAC, JEAN-MELCHIOR
    2 DU LAC, MADAME MELCHIOR
    2 LECANUET, EDOUARD
    2 MONTALEMBERT, CHARLES DE
    3 DIGNE
  • A MONSIEUR LUGLIEN DE JOUENNE D'ESGRIGNY (1).
  • ESGRIGNY Luglien de Jouenne
  • le 2 novembre 1831].
  • 2 nov 1831
  • [Lavagnac,
  • Monsieur
    Monsieur Luglien de Jouenne d'Esgrigny,
    rue Duphot, n° 11.
    Paris.
La lettre

J’étais depuis quelques jours chez du Lac, mon cher ami, quand votre lettre m’est arrivée; elle m’a attendu assez longtemps. Ne soyez donc pas étonné si j’ai tardé à vous en parler. Je garderai le secret, mon cher, mais puisque vous m’avez dit quelque chose, il est bien juste que je vous le rende. Eh bien! mon grand projet continue. Il se développe toujours; depuis deux ans, il a eu le temps de grandir. J’ai voulu le laisser se fortifier dans le silence. Maintenant, il faut le rompre, ce silence, et le rompre avec joie, car je ne suis point triste, et, quoique je donne à Dieu toutes sortes de sujets de mécontentement, je m’aperçois fort bien qu’il ne m’en veut pas.

Je me suis ouvert à mes parents, qui ne mettent à mes voeux que des obstacles raisonnables(2). Ils désirent que je voyage, et comme les voyages ne peuvent en m’éprouvant que me faire beaucoup de bien, je me suis résolu à voyager. J’aurais beaucoup désiré vous avoir pour compagnon, mais puisque vous ne pouvez, j’ai trouvé Montalembert qui veut également voyager. C’est une âme que je n’ai vue que quelques jours(3); elle me paraît fort belle, quoique développée seulement d’un côté. Une partie me paraît manquer, c’est l’esprit de conduite. Peut-être je me trompe.

Mon ami, vous avez bien raison de trouver sublime le noeud du mariage; il est, en effet, très beau à l’oeil de l’homme, et surtout du chrétien qui voit, au-dessus de deux êtres près de s’unir, Dieu qui dit: « Croissez et multipliez. » Mais en même temps, il faut se souvenir que Jésus-Christ, interrogé par ses disciples pour savoir si la virginité n’était pas préférable au mariage, leur répondit: « Sans doute, mais il n’est pas donné à tous de comprendre cela. »

J’ai donc vu du Lac et je crois, dans les dix jours que j’ai passés avec lui, lui avoir fait quelque bien. Son état est à plaindre. Toujours vexé par les personnes qu’il aime le plus, ayant affaire à une mère un peu têtue, et même beaucoup, je le trouve bien admirable de lutter avec la constance qu’il montre. Je me serais, je crois, découragé depuis longtemps. Il a été content de moi, et je l’ai fait convenir que si ce que vous disiez de moi dans le temps que j’avais plus de tête que de coeur était vrai, j’aurais une fameuse tête.

Je ne sais si je vous ai déjà dit que, depuis quelque temps, je découvrais en moi comme un homme nouveau, et que le jour à l’aide duquel je le découvrais, c’était la prière. Nous ne prions pas assez. Si nous savions prier, nous verrions bien des choses sous un autre point de vue; nous comprendrions bien mieux l’influence de la volonté divine sur toute chose, l’impression du bien et du mal sur l’intelligence; nous comprendrions ce que portent les arbres de la vie et la mort. Notre âme, par la prière, acquiert une faculté nouvelle, qui l’introduit dans un ordre de choses dont elle ne se faisait pas d’idée. Il me semble que la prière me porte quelquefois sur le seuil de cet ordre de choses, que la porte s’ouvre et me laisse entrevoir ce dont je pourrais jouir, si j’étais assez pur pour entrer.

Vous me dites que vous êtes triste. Priez-vous? La prière ne dissipe pas toujours la tristesse, mais elle la fertilise; elle rend fécond ce qu’il y a de plus stérile. Car, dites-le-moi, à quoi vous a mené votre langueur? J’ai été quelquefois comme vous, j’ai tâché de me distraire. Car on n’est bon à rien, on se dépense en pure perte. Eh! mon ami, nous ne sommes encore qu’au printemps. Attendons l’automne pour perdre notre fraîcheur, jaunir et tomber. A chaque être sa destinée. Aux arbres les fleurs, les fruits et l’ombrage; à l’homme la vertu, le travail, l’amour. Tout arbre stérile sera coupé, et l’homme qui ne porte pas son fruit sera aussi coupé et jeté au feu éternel. Portez donc votre fruit et ne vous épuisez pas dans une mélancolie, dans un découragement sans résultat. Les brouillards ont toujours tué les bourgeons. Sortez donc de votre brouillard, cherchez le soleil, cherchez Dieu qui vous chauffera, qui vous donnera l’amour et vous rendra capable de produire le bien.

Pardon du sermon! Je me croyais encore avec du Lac qui les aimait beaucoup, parce qu’il y voyait une preuve de mon amitié. Aussi, ne les lui épargnai-je pas. Ils l’ont quelquefois fait pleurer, effet que, malgré ma bonne volonté, les sermons ont rarement produit sur moi. Je vous aime.

Je viens de trouver dans le Lévitique: Diliges amicum tuum sicut teipsum, ego Dominus. Or, Dieu ne jure par lui-même que pour les préceptes les plus essentiels.

Notes et post-scriptum
1. Voir des extraits dans *Notes et Documents*, t. Ier, p. 128 et 226. a date donnée est déduite du cachet de la poste, à l'arrivée à Paris, qui porte nettement 7 novembre. or, de toutes les autres lettres il ressort qu'elles mettaient cinq jours, de Montagnac à Paris.
3. Dans son Journal, à la date du 17 octobre 1831, Montalembert a noté qu'il avait vu d'Alzon à Digne. (Voir Lecanuet, *Montalembert*, Paris, 1900, t. Ier, p. 266.)1. Voir des extraits dans *Notes et Documents*, t. Ier, p. 128 et 226. a date donnée est déduite du cachet de la poste, à l'arrivée à Paris, qui porte nettement 7 novembre. or, de toutes les autres lettres il ressort qu'elles mettaient cinq jours, de Montagnac à Paris.
2. Le grand projet, dont Emmanuel vient enfin de s'ouvrir à ses parents, c'est son désir de se consacrer à Dieu dans le sacerdoce.
3. Dans son Journal, à la date du 17 octobre 1831, Montalembert a noté qu'il avait vu d'Alzon à Digne. (Voir Lecanuet, *Montalembert*, Paris, 1900, t. Ier, p. 266.)