Vailhé, LETTRES, vol.1, p.242

25 nov 1831 [Lavagnac, ESGRIGNY Luglien de Jouenne
Informations générales
  • V1-242
  • 0+078|LXXVIII
  • Vailhé, LETTRES, vol.1, p.242
Informations détaillées
  • 1 BESTIAUX
    1 BONHEUR
    1 CONNAISSANCE DE SOI
    1 ESPRIT FAUX
    1 FUMIER
    1 IDEES DU MONDE
    1 IMAGINATION
    1 INTELLIGENCE
    1 JARDINS
    1 OUVRIER
    1 PRESSE
    1 RIRE
    1 SENSIBILITE
    1 TRISTESSE
    2 DU LAC, JEAN-MELCHIOR
    2 GOURAUD, HENRI
    3 LAVAGNAC
    3 PARIS
  • A MONSIEUR LUGLIEN DE JOUENNE D'ESGRIGNY (1).
  • ESGRIGNY Luglien de Jouenne
  • le 25 novembre 1831].
  • 25 nov 1831
  • [Lavagnac,
  • Monsieur
    Monsieur Luglien de Jouenne d'Esgrigny,
    rue Duphot, n° 11.
    Paris.
La lettre

J’ai cru, mon cher ami, vous faire plaisir en priant un de mes amis de dessiner quelques points de vue du château et en vous les envoyant, afin que vous pussiez savoir où me prendre. Le côté où sont mes fenêtres a bien été pris; mais l’ouvrage était ennuyeux à cause des lignes qu’il fallait tirer, et je n’ai pas cru pouvoir insister pour avoir deux autres dessins, l’un qui aurait représenté le côté du jardin, et un autre la cour extérieure.

Le croquis que je vous envoie est pris d’une espèce de plate-forme, entre l’avenue et la porte d’entrée. La muraille que vous avez en face est une grande avant-cour, où sont dans ce moment les ouvriers qu’on occupe à l’arranger. A gauche, est une tour pareille à celle de droite: [elle est] masquée par l’arbre. Au-dessous, dans le bâtiment avancé, sont la remise et l’écurie des chevaux de la voiture. En face, vous voyez le passage qui fait communiquer l’avant-cour à la cour intérieure. Au fond, est un second passage pour se rendre à la cour de la ménagerie. La tour, que vous apercevez à droite, forme la tour de gauche de la façade, du côté du jardin. Ce que vous voyez au-dessous est une grande salle non terminée, qui a cinq croisées sur le jardin. Entre les deux ailes, au premier, vous apercevez ou vous devriez apercevoir une terrasse, sur laquelle je vais par la porte vitrée de mon cabinet. A gauche, est ma chambre; à droite, un cabinet pour mes ustensiles de chasse. Le reste est divisé en chambres et en galetas.

Vous voyez, à droite, les marronniers du jardin; ils paraissent peu élevés, parce que le jardin est bien au-dessous du château. On y descend par deux escaliers, placés au bout d’une terrasse qui règne tout le long de la principale façade. Je regrette que l’ennui de la personne qui a fait ce premier dessin l’ait empêchée de faire les autres. Vous auriez pu vous demander où je puis être et vous l’auriez trouvé.

Est-il temps que je vous gronde? Un mois et demi de silence! Mérite-t-il quelques fâcheries? Pauvre paresseux jeune homme! Entre-t-il dans vos projets que je brûle pour vous d’une belle flamme que vous n’entretiendrez jamais? Est-ce plaisir, est-ce tristesse? Vous êtes triste, je suis sûr. Eh bien! je vous plains; car voilà quinze jours que je sais ce qu’est être triste. Mon cher, vous avez une tristesse moins piquante qu’ennuyeuse et fatigante. Au moins, telle était la mienne. Je suis triste, parce que je sais ce que je devrais faire et que je ne le fais pas. Voulez-vous savoir la raison de ma tristesse, et peut-être de la vôtre? C’est que notre coeur fait pour aimer ne fait pas ce qu’il devrait pour mériter un retour, c’est que nous concevons le bonheur et que nous ne le réalisons pas par lâcheté.

Nous avons beaucoup causé de vous avec du Lac, et nous nous sommes convaincus de ce que je croyais depuis longtemps, c’est que vous avez le coeur et l’esprit bons, mais que l’esprit a quelques idées fausses qui refluent sur le coeur. Ainsi, vous n’avez pas d’idée de ce que c’est que la valeur du dévouement. Vous riez, je suis sûr. Et pourtant, je maintiens mon dire. Et pourtant, je suis convaincu que, si vous vous en doutiez, vous ne seriez pas ce que vous êtes. Gouraud me reproche d’être trop peu fantastique. Il est possible. Je crois l’être devenu beaucoup, et puis avoir cessé de l’être, parce que je ne pouvais m’émouvoir pour des sentiments quasi réels, quand la réalité seule était si accablante. Et puisque j’y suis, que je vous dise une bonne vérité bien nue, bien crue, et qui vous fait peur depuis deux ans au moins. Vous n’osez pas vous connaître, le courage vous manque pour vous regarder. Vous craignez que la tête ne vous tourne, et vous avez raison, car vous ne vous regarderiez qu’avec des yeux d’homme.

Franchement, avez-vous jamais passé une heure de suite à vous étudier, à savoir quelle était la valeur de votre âme, sa laideur, ses maladies, sa légèreté sous un amas de misères, son contentement d’elle-même, si vain et si plat au milieu de son dénuement si désespérant? Non, vous n’avez jamais songé à cela. Il est bien résulté d’une impression involontaire et vague cette tristesse dont vous me parlez, comme il sort toujours du cloaque le mieux fermé quelque odeur infecte; mais vous n’avez pas levé la pierre qui couvrait tant de mauvaises choses, vous ne l’avez pas osé. Et cependant croyez-le, votre âme s’use, s’amollit, se ruine, pour ainsi dire, au fond d’elle-même; et l’impression que me font vos lettres -vous le dirai-je?- c’est un rétrécissement dans la pensée, quoique votre coeur soit toujours bien grand.

Vous parlerai-je de vos articles? Il y a bien longtemps que je n’en ai vu de vous. Ils sentent la coterie. Je ne vous dis pas: « Vous avez tort dans telle ou telle idée; celle-là n’a pas de portée »; je vous demande à quelle dame, à quel salon de Paris vous voulez plaire, dans quel boudoir vous voulez vous faire applaudir.

Voilà des choses qui me pesaient sur le coeur. J’avais besoin de vous les dire. Vous m’en remercierez, j’espère. Je suis presque persuadé qu’il y en a beaucoup de fausses. Je comprends que, de loin, on puisse se tromper. Mais, croyez-moi, il y a quelque chose de vrai dans ce que je vous dis. Pensez-y et dites-moi en quoi je me suis trompé. Mais, je vous en préviens, si vous me répondez en tout, je resterai convaincu que vous n’avez pas fait un pas dans la connaissance de vous-même; ce qui serait fâcheux, car il faudrait renvoyer bien loin l’espérance de vous voir ce que vous devez être, un homme de vertu et de talent, qui sait ce qu’il est, ce dont il est capable, ce qu’à mon gré vous savez fort peu.

Notes et post-scriptum
1. La date donnée est celle du cachet de la poste, à Montagnac.