Vailhé, LETTRES, vol.1, p.253

3 jan 1832 [Lavagnac, ESGRIGNY Luglien de Jouenne
Informations générales
  • V1-253
  • 0+082|LXXXII
  • Vailhé, LETTRES, vol.1, p.253
Informations détaillées
  • 1 AGRICULTEURS
    1 ANIMAUX
    1 ARMEE
    1 FONCTIONNAIRES
    1 GUERRE CIVILE
    1 LIBERAUX
    1 LIBERTE
    1 LIVRES
    1 PAIX
    1 PRESSE
    1 PRISONNIER
    1 REPAS
    1 THEOLOGIE DOGMATIQUE
    1 TRAVAIL DE L'ETUDE
    1 VIN
    2 ADAM
    2 BAADER, FRANCOIS-XAVIER DE
    2 BINAULT
    2 BONALD, LOUIS DE
    2 EVE
    2 MILORD
    2 ORIGENE
    3 MONTAGNAC
  • A MONSIEUR LUGLIEN DE JOUENNE D'ESGRIGNY (1).
  • ESGRIGNY Luglien de Jouenne
  • le 3 janvier 1832].
  • 3 jan 1832
  • [Lavagnac,
  • Monsieur
    Monsieur Luglien de Jouenne d'Esgrigny,
    rue Duphot, n° 11.
    Paris.
La lettre

Mon cher ami,

Je me convaincs de jour en jour de la nécessité de penser beaucoup, avant de vouloir écrire sérieusement. Je m’en convaincs par ma propre expérience et par celle des autres. J’avais une idée assez belle, au développement de laquelle je croyais pouvoir passer la nuit, mais au bout de deux heures les questions se sont tellement multipliées qu’à moins de vouloir ne rien approfondir, il m’eût fallu bien du temps pour me rendre un compte exact des difficultés qui m’arrêtaient et de celles que je savais devoir surgir du reste de ce travail. Cela prouve peut-être la faiblesse de mon esprit, mais en conscience je crois plutôt que cela prouve la crainte que j’ai de mal juger. Peut-être la négligence à laquelle je me suis laissé aller depuis quelque temps m’a fait oublier la manière de coordonner mes idées. Depuis plusieurs mois, je ne prenais que des notes, quelquefois longues il est vrai; mais ce n’étaient que des notes, où je déroulais les idées produites chez moi par une pensée prise dans un ouvrage. Croyez-vous qu’il soit mieux pour moi de n’écrire que ce que mes lectures m’inspireront, ou de me forcer à une étude de style ou de composition sur un sujet donné?

Comment avez-vous laissé insérer dans la Revue (2) un article qui attaque l’éternité des peines, et l’apologie de cet article, dans lequel on invoquait le témoignage d’Origène sur un sujet pour lequel l’Eglise l’avait condamné? J’ai la plus profonde vénération pour le génie d’Origène, et l’on m’ôterait difficilement de l’esprit que les ariens n’ont pas tronqué et souillé ses ouvrages de leurs erreurs. Mais enfin, Origène est condamné sur le point pour lequel Baader se prévaut de son avis (3). Il l’a été également pour avoir dit que les peaux dont Dieu couvrit Adam et Eve n’étaient que les corps dont il les chargea après leur désobéissance; ce qui peut bien être une interpolation manichéenne mais n’en est pas moins censuré par l’Eglise. Or, l’opinion d’Origène s’accorde encore beaucoup avec celle de votre Allemand sur la formation de la matière. Parce qu’Origène est un génie prodigieux, il ne s’ensuit pas qu’il faille prendre tout de lui, même ce qui est mal, lorsque ce mal n’est peut-être pas de lui.

M. de Bonald m’a fait dire qu’ayant eu occasion de lire les deux premiers numéros de la Revue, il en avait été enchanté, qu’il avait surtout admiré l’article de Binaut sur la misère, qu’il avait le projet de lui adresser une lettre qu’on pourrait insérer dans la Revue.

Vraiment, si toutes les nouvelles que donnent vos journaux sont aussi véridiques que celles qu’ils rapportent au sujet du pays où je me trouve, vous êtes bien peu instruits du caractère de nos provinces. La Quotidienne, que nous avons reçue hier, celle du 27 ou 28 décembre, raconte au sujet d’une petite émeute à Montagnac des détails qui prouvent simplement que son correspondant est un libéral qui a voulu la mystifier. Elle prétend que des gendarmes ont été arrêtés dans leur marche par le peuple. Ces gendarmes n’étaient autres que deux chiens qui se disputaient un os, vers 10 heures du soir. Quelques paysans, pour jouir plus longtemps du combat, les excitaient en les appelant par leurs noms. L’un d’eux se nommait Milord. Or, notre maire a reçu le sobriquet de milord. Il n’est pas aimé, et, au nom de milord, plusieurs hommes vinrent pour être témoins de la lutte et se permirent quelques plaisanteries sur M. le maire, qui, selon l’antique coutume, soupe à 8 heures du soir et avait prolongé son repas en l’arrosant, il paraît, de fréquentes rasades. Le nom de Milord qu’il entend et le vin, joint à un petit degré de folie que chacun se plaît à lui reconnaître, le rendent furieux. Sans écharpe, mais une épée d’une main et un pistolet de l’autre, il sort menaçant du pistolet tous ceux qu’il rencontre et met la pointe de son épée sur toutes les portes qu’il trouve. Il fait saisir et arrêter un spectateur du combat. On veut le délivrer. Le maire demande qu’on le laisse deux heures en prison et dépêche un exprès pour faire venir des troupes d’une ville voisine. Sitôt qu’on eût su l’intention du lord maire, ce ne furent pas les fusils qu’on alla chercher, on prit tout bonnement des pavés qui firent leur effet. Le maire céda, le paysan fut relâché, et nous en avons été quittes pour la menace d’être gouvernés militairement; ce qui heureusement n’a pas encore eu lieu.

J’admire comme nos paysans entendent la liberté. Ils sont, pour la rusticité, reculés jusqu’au XIIIe siècle, mais pour l’énergie du caractère ils sont, je crois, originaux. Leur fermeté ne s’est pas encore démentie.

Bonne année, mon cher ami! J’ai l’espérance qu’elle ne sera pas bien avancée quand j’aurai le plaisir de vous revoir. Voilà ce que je puis me souhaiter de plus heureux, car, du reste, certains voeux me semblent depuis quelque temps une moquerie, une dérision.

Adieu. Que la paix du Seigneur soit avec vous! Il me semble que vous avez besoin de cette paix. Je vous la souhaite sincèrement, parce que, seule, elle vous permettra de réfléchir plus sérieusement que vous ne faites. Adieu.

Emmanuel.
Notes et post-scriptum
1. Voir des extraits dans *Notes et Documents*, t. Ier, p. 87 sq. La date donnée est celle du cachet de la poste, à Montagnac.1. Voir des extraits dans *Notes et Documents*, t. Ier, p. 87 sq. La date donnée est celle du cachet de la poste, à Montagnac.
2. La *Revue européenne*, qui avait succédé au *Correspondant*.
3. Baader, philosophe et professeur allemand, né à Munich en 1765, mort en 1841, libéral et fort enclin au mysticisme démocratique.