Vailhé, LETTRES, vol.1, p.259

13 jan 1832 [Montpellier, ESGRIGNY Luglien de Jouenne
Informations générales
  • V1-259
  • 0+084|LXXXIV
  • Vailhé, LETTRES, vol.1, p.259
Informations détaillées
  • 1 AMITIE
    1 ANIMAUX
    1 ARMEE
    1 CHANT
    1 CLERGE
    1 FONCTIONNAIRES
    1 GUERRE CIVILE
    1 LIBERAUX
    1 MOEURS ACTUELLES
    1 OUVRIER
    1 PARTI
    1 PAUVRETE
    1 POLITIQUE
    1 PREMIERS RUDIMENTS
    1 PRESSE
    1 ROYALISTES
    2 BAILLY, EMMANUEL SENIOR
    2 GOURAUD, HENRI
    2 LA GOURNERIE, EUGENE DE
    2 LAMENNAIS, FELICITE DE
    2 LECANUET, EDOUARD
    2 MONTALEMBERT, CHARLES DE
    2 O'MAHONY, ARTHUR
    3 LAVAGNAC
    3 LYON
    3 MONTPELLIER
  • A MONSIEUR LUGLIEN DE JOUENNE D'ESGRIGNY (1).
  • ESGRIGNY Luglien de Jouenne
  • le 13 janvier 1832.]
  • 13 jan 1832
  • [Montpellier,
  • Monsieur
    Monsieur Luglien de Jouenne d'Esgrigny,
    rue Duphot, n° 11.
    Paris.
La lettre

Mon cher ami,

L’on pense à vous de Montpellier comme de Lavagnac. Donc je vous écris de Montpellier. Convenez d’abord qu’il faut être bien malheureux d’avoir pris, comme votre serviteur, des leçons d’écriture jusqu’à dix-neuf ans et de ne pas écrire plus droit que je ne le fais. Maintenant, je crois qu’il ne me reste plus qu’à en prendre mon parti. Eh bien! je le prends. N’en parlons plus.

Or, c’est une chose merveilleuse que le dévergondage de certaines gens contre l’abbé de la M[ennais]. Mais cela vous touche peu. N’importe! Des gens qui, tant qu’a paru l’Avenir, osaient à peine gémir sur ses égarements, hurlent, aujourd’hui, qu’il n’est rien de si abominable, de si épouvantable, de si exécrable. Ainsi soit-il!

Voulez-vous savoir ce que c’est qu’un charivari à Montpellier? Venez avec moi. Nous ne sommes mariés ni l’un ni l’autre, nous ne craignons rien. Sortons. Voyez-vous là-bas ces torches, et ces enfants, et ces femmes, et ces hommes? Les entendez-vous beugler des chansons atroces devant cette maison? Eh bien! c’est que M. B…, propriétaire de la maison, a refusé de se soumettre à l’usage, auquel sont contraints tous les maris, d’aller baiser une paire de cornes de boeuf, placée dans chaque quartier de la ville, à l’intention de recevoir l’hommage de tout mari, honnête ou non, et qu’il n’a pas même voulu payer le droit de s’exempter de cette singulière cérémonie. Qu’ont fait les gens du quartier? Ils se sont révoltés contre le réfractaire et se dédommagent, à force de huées et de chansons obscènes qu’ils lui adressent par les croisées, du pourboire qu’il leur a refusé. Voilà ce que c’est qu’un charivari à Montpellier. Véritable réforme des moeurs! comme ils disent. Autrefois, la police défendait ces usages. Aujourd’hui, pour prouver que le peuple est bien content, puisqu’il chante, elle l’encourage tant qu’elle peut.

J’ai reçu des nouvelles de Gouraud. Je lui écrirai demain, si j’ai le temps. Gouraud est un bien bon garçon; sa lettre est charmante. Elle m’a fait un bien extrême.

Je suis parfois bien triste en pensant à la position de la religion. Ce qui est libéral la déteste; ce qui est royaliste est indifférent à ses intérêts, ce qui est peut-être pire. Vous vous rappelez l’article de l’Avenir, où l’abbé exposait les doctrines du journal. Alors, ce fut un cri unanime contre le révolutionnaire. Notre-Seigneur en bonnet rouge, comme disait O’Mahony. Eh bien! ôtez le catholicisme, que disent autre chose la Quotidienne et la Gazette, la méprisable, l’hypocrite Gazette? Et pourtant, ces deux journaux sont deux types sur lesquels tous les journaux royalistes de province modèlent leurs déclamations. On ne prend la religion que comme une arme de parti, qu’on délaisse si elle veut être autre chose.

La conduite des ouvriers de Lyon à l’égard du clergé, opposée à la conduite des autorités et des troupes de la même ville, prouve, d’un autre côté, que la religion a encore de fortes racines dans les classes pauvres(2). Et voilà ce qui me désespère, parce que le clergé ne comprend pas que c’est par les pauvres qu’il peut reprendre son influence, en consentant à devenir pauvre lui-même. J’ai l’expérience de ce que peut un prêtre pauvre et sur les pauvres et sur les riches, par l’autorité qu’il a pour demander à ceux qui ont, lorsqu’il n’a rien lui-même, et par l’amour qu’il inspire à ceux qu’il soulage, lorsqu’ils le voient mendier pour eux.

Montpellier a eu ses duels politiques: le gérant du journal royaliste s’est battu avec le secrétaire général de la préfecture. Ces gens-là sont bien reculés encore de se battre pour un journal. Du reste, il est évident que les Mélanges Occitaniques produisent le plus grand bien; il est entre les mains de toutes les cuisinières. Aussi, les rédacteurs peuvent-ils employer dix mille francs, pris sur le gain du journal, à soutenir tous les procès politiques intentés aux royalistes dans toutes les Cours d’assises des environs. La Gournerie m’a écrit qu’il vous donnerait un article. C’est une bonne fortune pour la Revue [européenne] qui est trop monotone.

Je voudrais vous parler un peu de moi, mais je me trouve tellement sec, tellement froid, que je ne sais comment vous dire que je vous aime. La sécheresse et la froideur sont seulement à l’écorce. Mais n’importe; il est des jours où cette écorce est si dure qu’elle est très difficile à percer. Mon cher ami, croyez donc toujours que je vous aime bien, même lorsque je suis sec, froid, sot et bête. Donnez-moi, pour l’amour de Dieu, des nouvelles de M. Bailly. Adieu.

Emmanuel.
Notes et post-scriptum
2. Voici ce que raconte Montalembert, présent sur les lieux, lors de l'insurrection des ouvriers de Lyon, en 1831: "Au plus fort de la mêlée qui eut lieu sur la montagne des Collinettes, aux portes mêmes du Séminaire, lorsque des gardes nationaux désignèrent au peuple le Séminaire comme étant le foyer de tous leurs maux, on entendit les ouvriers leur répondre en criant: *Non, non. Vive la religion! Vivent les prêtres! Ce sont eux qui nous ont nourris l'hiver dernier*." (Lecanuet, *Montalembert*, t. Ier, p. 260.)1. La date donnée est celle du cachet de la poste, à Montpellier.
2. Voici ce que raconte Montalembert, présent sur les lieux, lors de l'insurrection des ouvriers de Lyon, en 1831: "Au plus fort de la mêlée qui eut lieu sur la montagne des Collinettes, aux portes mêmes du Séminaire, lorsque des gardes nationaux désignèrent au peuple le Séminaire comme étant le foyer de tous leurs maux, on entendit les ouvriers leur répondre en criant: *Non, non. Vive la religion! Vivent les prêtres! Ce sont eux qui nous ont nourris l'hiver dernier*." (Lecanuet, *Montalembert*, t. Ier, p. 260.)