Vailhé, LETTRES, vol.1, p.262

14 jan 1832 Montpellier, GOURAUD_HENRI
Informations générales
  • V1-262
  • 0+085|LXXXV
  • Vailhé, LETTRES, vol.1, p.262
Informations détaillées
  • 1 ACTION DE DIEU
    1 AMITIE
    1 ANGE GARDIEN
    1 CHATIMENT
    1 CONSTITUTION
    1 DEFAUTS
    1 GUERRE CIVILE
    1 JUSTICE DE DIEU
    1 LIVRES
    1 LUTTE CONTRE LE MONDE
    1 MEDECIN
    1 MISERICORDE
    1 MISERICORDE DE DIEU
    1 PARTI
    1 PECHE
    1 PROVIDENCE
    1 REPOS
    1 REVE
    1 REVOLUTION
    1 SANG DE JESUS-CHRIST
    1 SENS
    1 SEVERITE
    1 SOUVENIRS
    1 SPECTACLES
    1 TERREUR
    1 VERTUS THEOLOGALES
    2 ESGRIGNY, LUGLIEN de JOUENNE D'
    2 PAUL, SAINT
    3 MONTPELLIER
    3 PARIS
    3 SODOME
  • A MONSIEUR HENRI GOURAUD.
  • GOURAUD_HENRI
  • le 14 janvier 1832.
  • 14 jan 1832
  • Montpellier,
  • Monsieur
    Monsieur Henry Gouraud, Elève interne
    à la Maternité, rue de La Bourbe,
    près de l'Observatoire.
    Paris.
La lettre

Le crieur de nuit vient de m’annoncer que c’est aujourd’hui samedi. Il y a une heure, c’était vendredi encore. Laissons-le, mon cher Gouraud, annoncer à ceux qui dorment que le sommeil n’arrête pas le temps. Pensons à ceux qui veillent. Hélas! pour combien cette nuit sera une nuit coupable? Cette pensée atterre. On n’a pas assez de douze heures du jour pour offenser [Dieu], il faut encore l’offenser aux flambeaux [ou] dans les ténèbres; et il se trouve des hommes qui savent rendre jusqu’à leur repos criminel. En voilà bien assez pour donner une grande haine contre cette humanité, qu’il faut aimer pourtant et prendre en pitié. On s’y perd. Dans une ville, dans Montpellier par exemple, prenez-en tous les habitants, à quelque heure du jour que ce soit, comparez le nombre de ceux qui font le bien au nombre de ceux qui font le mal, et expliquez ensuite pourquoi cette ville n’est pas maudite, pourquoi le feu du ciel n’en fait pas une seconde Sodome. Et ce qu’on dit d’une ville, il faut le dire de toutes les villes. Et alors, si quelque chose semble inexplicable, ce n’est plus la sévérité de Dieu, c’est la grande miséricorde selon laquelle il nous traite.

J’ai besoin, mon cher ami, de me plonger dans ces idées, bien désolantes pourtant, afin de me sauver d’autres pensées non moins désolantes. Pourquoi la voie étroite est-elle si peu fréquentée? Et pourquoi le troupeau choisi est-il si peu nombreux? Le sang de Jésus-Christ est-il donc sans force et a-t-il été versé inutilement? Pensez une heure à ces questions et vous perdrez la tête, si la foi ne la tient ferme sur les épaules. Et maintenant, je comprends pourquoi si souvent il est nécessaire de s’arrêter, avec saint Paul, devant le trône de Dieu, de s’écrier: O altitudo!… et de s’abîmer dans l’immensité de la justice et de la miséricorde.

Mon cher ami, laissez-moi vous dire tout ce que je pense, ou plutôt tout ce que je sens d’amer, lorsque je veux me représenter l’état actuel des esprits. J’ai appris, ce soir -c’était hier soir, je me trompe,- que de nouveaux troubles menaçaient Paris. Peut-être, quand ma lettre vous parviendra, serons-nous sous une constitution nouvelle? Peut-être n’y aura-t-il rien du tout? Mais n’importe; d’ici à cinq jours seulement(1), que de machinations préparées dans tous les sens! Que de mouvements dans tous les partis! Ils agiront comme ils ont agi, cherchant toujours leurs intérêts au prix de tout autre intérêt, visant toujours à un but humain. Demandez-leur ce qu’ils pensent de l’action de Dieu sur la révolution. Ils souriront et poursuivront leurs projets. Et cependant Dieu agit. Dieu nous livre à la main de notre conseil, pour nous punir de n’avoir pas voulu de lui. Mais il veut nous punir tous. C’est ce que tous ne veulent pas comprendre, et c’est ce qui rend le châtiment inutile et ce qui, le prolongeant nécessairement, ne permet pas d’en envisager le terme. Si quelqu’un venait me dire Nous allons revenir au règne de la Terreur, et cette seconde période aura autant d’années que la première a eu de jours », je répondrais: « C’est possible », car Dieu ne doit pas seulement punir du crime commis, mais encore du châtiment méprisé. Or, que n’a-t-on pas méprisé en ce genre?

Laissons ces réflexions noires comme la nuit dans laquelle je vous écris. Parlons de nous. Gouraud, je vous remercie de votre lettre. Vous êtes, quand vous voulez, un bien aimable ami. Ecoutez ceci: écrivez-moi quand vous voudrez; je vous promets de vous donner de mes nouvelles toutes les fois que je pourrai. Etes-vous content? Votre lettre, à dire le vrai, m’a déchargé d’un grand poids. Je croyais ma dernière lettre sotte et plate. Je compte assez sur vous pour croire que vous me le diriez. Vous ne l’avez trouvée que courte; il n’y a que moitié mal. Ne croyez pas, si je vous parle de la sottise et de la platitude de cette lettre, que j’attache de l’importance à ces défauts qui ne me sont pas étrangers; mais je tenais surtout à ne pas vous être désagréable, à ne vous inspirer rien de pénible. Je désirais surtout vous faire un peu de bien en vous montrant tout mon coeur, la place que vous y avez, et j’avais peur de n’en être pas venu à bout.

Petit Gouraud, vous dormez, j’en suis sûr, pendant que votre ami prie votre ange gardien de vous bien couvrir de ses ailes, de vous porter l’image de d’Alzon et de vous soutenir dans le sentier rude, par lequel la Providence veut que vous arriviez au ciel. Je suis à l’auberge, et comme j’avais envie de passer la nuit et que j’avais peur de manquer de lumière, je l’avais éteinte un moment pour rêver avec votre souvenir. J’ai eu fantaisie de m’asseoir sur vos genoux, de passer mon bras autour de votre cou et de rester quelques instants silencieux. Or, peu de temps après que le crieur a eu annoncé 3 heures, je me suis doucement endormi dans cette agréable position. Je suis resté ainsi près de trois heures, et lorsque je me suis réveillé, vous m’aviez reposé sur ma chaise et vous aviez disparu. J’aurais été tenté de regarder sous le lit, si je ne vous avais su un rusé matois, capable de courir tout d’une haleine à Paris pour être à temps au traitement de vos bourbeux. Pourtant, si vous aviez voulu rester ici, je vous aurais fait voir et entendre de bien belles choses; je vous aurais fait assister à une représentation de la cour Coculaire*, sur laquelle de Jouenne pourra vous donner les détails que je lui ai transmis.

Dites-moi donc pourquoi vous n’avez pas jugé à propos de répondre, dans le temps, à la demande que je vous fis de m’indiquer les ouvrages les plus propres à quelqu’un, qui, sans faire une étude spéciale de la géologie, voudrait avoir sur cette science des notions exactes. Vous vous occupiez, vous aussi, de cette partie; par conséquent, vous deviez pouvoir m’être utile.

Adieu, Gouraud. Foi, espérance et amour: cette triple vertu est nécessaire dans toutes les positions de la vie du chrétien; toujours elle le soutient, quand il s’abandonne à elle. C’est le mot du terrible mystère de l’humanité. Adieu.

Emmanuel.
Notes et post-scriptum
1. Emmanuel parle ici de cinq jours, parce que les lettres et les nouvelles mettaient cinq jours pour arriver de Paris à Montpellier.