Vailhé, LETTRES, vol.1, p.272

29 feb 1832 [Lavagnac, ESGRIGNY Luglien de Jouenne
Informations générales
  • V1-272
  • 0+089|LXXXIX
  • Vailhé, LETTRES, vol.1, p.272
Informations détaillées
  • 1 BONHEUR
    1 BUT DE LA VIE
    1 CAREME
    1 CELLULE
    1 CLOITRE
    1 DETACHEMENT
    1 FATIGUE
    1 JEUX
    1 LOISIRS
    1 LUTTE CONTRE LE MONDE
    1 SENS
    1 SOUTANE
    2 SAMARITAINE
    3 PARIS, CHAUSSEE D'ANTIN
    3 PARIS, SEMINAIRE SAINT-SULPICE
  • A MONSIEUR LUGLIEN DE JOUENNE D'ESGRIGNY (1).
  • ESGRIGNY Luglien de Jouenne
  • le 29 février 1832.]
  • 29 feb 1832
  • [Lavagnac,
  • Monsieur.
    Monsieur Luglien de Jouenne d'Esgrigny,
    rue Duphot, n° 11.
    Paris.
La lettre

Je parcourais hier, mon cher ami, les lettres que j’ai reçues de vous pour l’année 1831. Savez-vous quel est leur nombre? Treize. Encore y en a-t-il une de circonstance. Il faut donc mettre une par mois. Et encore, pour ne pas me gâter, vous vous rattrapez sur l’année suivante, car c’est aujourd’hui le 1er mars(2), et pendant janvier et février vous m’avez écrit une fois. Applaudissez-vous, jeune homme! Vous avez fait, l’année dernière, passer à votre ami treize bonnes heures. Cette année, il paraît que je devrai me contenter de la moitié. Une demi-journée, ce n’est pas trop, n’est-ce pas? Ce qui me désespère, c’est qu’encore vous êtes content de vous. Ah! oui, content. Content d’avoir dansé avec de jolies bûches, content d’avoir fait le joli coeur, content de s’être fatigué à n’en pouvoir plus, de s’être mis sur les dents à ne pouvoir travailler, content d’avoir merveilleusement galopé.

Oh! sublime galopeur, arrêtez-vous un instant, et tandis que vous prenez haleine -car vos jambes ne peuvent plus vous porter,- éloignez, si vous pouvez, votre pensée de cette salle enivrante; déclouez, si faire se peut, vos deux yeux de cette jeune fille, sur laquelle ils sont depuis assez longtemps braqués, comme pour en dévorer les joues et la bouche. Eh bien! prenez votre lorgnon et regardez. Là-bas, là-bas, à deux cents lieues au delà de Paris, au delà de la Chaussée d’Antin, quelqu’un, un jeune homme qui vous aime, qui n’a que la moitié de son coeur parce que vous avez l’autre, qui entre dans une maison à longs cloîtres, à nombreuses cellules, prononce en se dépouillant ce terrible anathème: Vanité des vanités, et tout est vanité, et s’enveloppe d’une soutane.

Arriverons-nous au même but, ami? Vous, au milieu des bals, des plaisirs étourdissants, des joies folles; moi, par un chemin épineux, sombre, rocailleux. Ami, où allez-vous donc? Car il me semble que je cherche le ciel. L’heure approche, et elle sera bientôt venue, où je pourrai dire:. Tempus est de somno surgere, et vous adresser les paroles qui furent prononcées pour la Samaritaine: Si scires donum Dei! Peut-être ne les comprendrez-vous pas, ces paroles, parce que vous ne voudrez pas ou vous ne saurez pas. Et pourtant, l’heure approche. Peut-être, et même très probablement, au milieu du Carême, serai-je cloîtré pour trois mois et demi. J’ai dû faire un dernier sacrifice, celui de Saint-Sulpice, où j’aurais pu vous voir; car, dussé-je vous faire de la peine, dussiez-vous ne pas comprendre combien est grande ma tendresse pour vous, c’est à cause même de cette tendresse que je ne vais pas à Paris.

Quoique les choses soient si avancées, je ne veux pas que vous en parliez à qui que ce soit, surtout de la prochaine réalisation de mon dessein. Je n’écrirai plus à personne, jusqu’à ce qu’il soit exécuté. Il me faut un peu de recueillement, pour me préparer à cette grande entreprise. Oh! ami, que je vous plains, si vous ne comprenez pas mon bonheur! Ecrivez-moi vite, afin que votre lettre me trouve encore ici. Moi, je vous écrirai, d’ici là, encore souvent, car vous écrire n’est pas une distraction pour moi. Priez donc pour mon bonheur, pour qu’il soit, non pas plus grand, mais plus pur; ce qu’il sera, quand j’aurai dépouillé la partie inférieure de mon être.

Voici une visite. Adieu.

Emmanuel.
Notes et post-scriptum
1. Voir des extraits dans *Notes et Documents* t. Ier p. 222. La date donnée est celle du cachet de la poste à Montagnac.1. Voir des extraits dans *Notes et Documents* t. Ier p. 222. La date donnée est celle du cachet de la poste à Montagnac.
2. Distraction, car la lettre a été remise à la poste de Montagnac le 29 février, mais qui s'explique, l'année étant bissextile.