Vailhé, LETTRES, vol.1, p.277

7 mar 1832 [Lavagnac, ESGRIGNY Luglien de Jouenne
Informations générales
  • V1-277
  • 0+091|XCI
  • Vailhé, LETTRES, vol.1, p.277
Informations détaillées
  • 1 BATEAU
    1 BETISE
    1 BLE
    1 BUT DE LA VIE
    1 CAREME
    1 DOUTE
    1 FLEURS
    1 HUMILITE
    1 ILLUSIONS
    1 JOIE
    1 LOISIRS
    1 MORT
    1 PARESSE
    1 RENONCEMENT
    1 SEMINAIRES
    1 SENS
    1 SOLITUDE
    1 TRAVAIL DE L'ETUDE
    1 TRISTESSE PSYCHOLOGIQUE
    1 VETEMENT
    1 VOCATION SACERDOTALE
    2 ALZON, CHARLOTTE D'
    2 ALZON, MADAME HENRI D'
    2 COLRAT, J.
    3 HERAULT, DEPARTEMENT
    3 LAVAGNAC
    3 MONTPELLIER
    3 NORD
    3 PEZENAS
  • A MONSIEUR LUGLIEN DE JOUENNE D'ESGRIGNY (1).
  • ESGRIGNY Luglien de Jouenne
  • le 7 mars 1832.]
  • 7 mar 1832
  • [Lavagnac,
  • Monsieur
    Monsieur Luglien de Jouenne d'Esgrigny,
    rue Duphot, n° 11.
    Paris.
La lettre

C’est quelque chose de désespérant, mon cher ami, que la nullité presque absolue des jeunes gens de ce pays-ci. Et de songer que ce qui est dans le département de l’Hérault est aussi dans tous les départements, tous sans exception, il y a de quoi devenir humble. Pas une idée un peu saillante, pas une réflexion à eux. Ils lisent la Gazette de France à cause de Colrat et trouvent Colrat plaisant, parce qu’on le leur a dit. Du reste, parfaitement au courant du prix des esprits et du blé. Oh! que nos jeunes gens sont bêtes!

Je suis ennuyé souvent de n’avoir personne avec qui causer. Allons, mettez-vous là dans cette bergère. Il fait vent du Nord; nous n’avons pas besoin de sortir. Savez-vous que rien n’est utile comme la lecture de ses Mémoires et que je me repens grandement de ne les avoir pas continués? Oh! qu’on est triste de se trouver toujours le même, de voir tous ses beaux projets manqués, rompus par la paresse! Qu’on est honteux de soi, lorsque l’on parcourt ces témoignages de sa propre défaite, et qu’alors on est bien persuadé du peu que l’on vaut.

Mon bon ami, voici le Carême, et vous allez, je pense, pour quelque temps, dire adieu à vos bals. Qu’est-ce qu’un bal dans la vie? N’est-ce pas comme une de ces haies qui au printemps est armée d’épines couvertes de fleurs, embaumant le passant dans l’étroit sentier qu’il parcourt et déchirant souvent ses habits? Dans un bal vous voyez des jeunes filles roses et blanches comme les fleurs d’amandiers qui bordent aujourd’hui nos chemins et demain seront toutes flétries sous les pieds des passants. Quelle différence y aura-t-il, dans cinquante ou soixante ans, entre la fleur encore dans son bouton et moi? Ne serons-nous pas tous les deux détachés de notre tige? Et quelle différence y aura-t-il entre sa poussière et la mienne?

Je ne sais pourquoi le printemps ne me plaît pas cette année comme les autres années. Toujours des feuilles vertes couvrent les arbres; toujours, après quelques mois, ces mêmes feuilles [sont] jaunies et emportées par le vent. Voilà l’homme et ses frères. Il naît, sort du bourgeon avec sa génération et finit par tomber avec son siècle. A chaque siècle de nouveaux hommes, comme à chaque printemps des feuilles nouvelles. Hommes et feuilles passent vite, et l’oubli est pour tous le même.

Voilà ce que je pensais l’autre jour en me rendant à une partie de campagne. La mort, toujours devant moi, se présentait ce jour-là avec une nouvelle force(2). Pensez-vous à la mort, Luglien? Pour moi, sa pensée briserait tout mon être, si la pensée de Dieu ne venait à chaque instant donner aux ressorts courbés de mon âme un élan nouveau. Oui, il faut aller là où sont allées les générations passées. Il faut mourir; et s’il faut mourir un jour, à quoi bon vivre aujourd’hui? Sans Dieu, il y aurait là de quoi se pendre. Mais j’oubliais que j’étais heureux et, en effet, la funèbre impression passe vite et fait place à la plus douce espérance. Ami, voilà ,comment je suis ballotté, et comment je me trouve heureux. J’aime d’affronter les dangers de la tempête, quand je suis sûr du vaisseau qui me porte. Ami, vous aussi, vous seriez heureux, si vous saviez vous jeter dans mon vaisseau. Mais je dois plaindre, respecter votre ennui et me taire.

Vous ne me parlez plus, depuis quelque temps, de vos travaux. Perdez-vous votre temps? C’est le meilleur moyen de faire des folies, comme vous dites. Lisez-vous quelquefois la parabole du serviteur qui enfouit dans la terre le talent qui lui avait été confié, au lieu de le faire valoir? Il serait bon de vous l’appliquer. A mesure qu’approche le moment de mettre à exécution la grande action qui va me placer dans un monde différent, je sens renaître le calme et c’est, disent les personnes qui en ont l’expérience un des présages les plus favorables que le retour de la paix après l’orage, au moment de se décider.

Car, il faut bien que vous le sachiez, les objections que vous m’avez faites et bien d’autres encore, je me les étais faites moi-même, et bien souvent elles m’avaient, vous pouvez le croire, mis l’âme dans une grande perplexité. Les doutes les plus terribles ne sont pas alors ceux que d’autres présentent, mais ceux qui viennent comme d’eux-mêmes à l’esprit qui demande à Dieu la lumière et qui, pour la découvrir, est obligé de percer une épaisse vapeur. Mais, avec un peu de constance, la vapeur passe et la lumière brille. La fumée ne s’élève-t-elle pas du foyer, avant que la flamme [ne] l’embrase? Eh bien la fumée a disparu ou disparaît peu à peu, et chaque jour je vois de plus en plus la flamme, ou plutôt je la sens. Voilà encore une bien puissante cause de bonheur.

Expliquez-moi, Luglien, si vous le pouvez, pourquoi la pensée de mon avenir fait fondre en larmes ma mère et que cette pensée ne se présente jamais à moi sans porter la joie dans mon coeur, lorsque surtout j’en parle avec des personnes capables de me comprendre? Comment donc? Suis-je dans l’illusion? Certes, je suis loin de le croire. Je le voudrais, il me serait impossible. Et puis, pendant trois ans, on n’a pas eu constamment un but positif, on n’a pas dirigé son coeur vers ce but, et, sauf quelques moments d’épreuve, on ne s’est pas senti entraîné vers le sacerdoce, sans la volonté d’en haut. Je suis content, parce que je suis ma voie; ma mère pleure, parce qu’elle fait pour moi un sacrifice qui ne saurait me coûter.

J’espère, ami, que vous me saurez gré de la manière dont je réponds à votre désir. Je vous écris, parce que je vous en crois. Je vous parle beaucoup de moi, afin de vous distraire un peu de vous-même. Vous en avez besoin, je crois. Enfin, si je ne réussis [pas] dans ce que je me propose, si je n’allège pas un peu votre ennui, n’en accusez pas ma bonne volonté. Adieu.

Emmanuel.
Notes et post-scriptum
1. Voir des extraits dans *Notes et Documents*, t. Ier p. 233 sq. La date donnée est c'elle du cachet de la poste, à Montagnac.1. Voir des extraits dans *Notes et Documents*, t. Ier p. 233 sq. La date donnée est c'elle du cachet de la poste, à Montagnac.
2. Voici l'impression qu'avait gardée Charlotte d'Alzon, cousine d'Emmanuel, devenue plus tard Soeur de Charité, de cette dernière partie de plaisir: Ce fut en 1832 qu'Emmanuel quitta Lavagnac pour entrer au Séminaire. Quinze jours avant, il avait fait une partie de chasse avec quelques jeunes gens de Pézenas et des environs. Ils furent à la montagne, où ils passèrent quatre ou cinq jours; il y fut le plus entrain et le plus gai de la joyeuse bande. Aussi ces Messieurs furent-ils très surpris de sa détermination. Il avait, à ce moment-là, depuis plus de deux mois, le consentement de son père, et, depuis plus de quinze jours, celui de sa mère. >> Lettre du 2 septembre 1881. Il s'agit évidemment, non du consentement à ce qu'il devînt prêtre, ce qui était fait depuis longtemps, mais du consentement à entrer au Séminaire de Montpellier.