Vailhé, LETTRES, vol.1, p.289

16 mar 1832 Montpellier, ESGRIGNY Luglien de Jouenne
Informations générales
  • V1-289
  • 0+094|XCIV
  • Vailhé, LETTRES, vol.1, p.289
Informations détaillées
  • 1 AMITIE
    1 ANGES
    1 BETISE
    1 BONHEUR
    1 CELLULE
    1 CLOITRE
    1 LIVRES
    1 LOISIRS
    1 MAITRISE DE SOI
    1 MOBILIER
    1 REGLEMENT SCOLAIRE
    1 REPAS
    1 REPOS
    1 SEMINAIRES
    1 SEMINARISTES
    1 SOUTANE
    1 TRISTESSE
    1 VIE DE PRIERE
    1 VIE SCOLAIRE
    1 VOLONTE DE DIEU
    1 VOYAGES
    2 ALZON, CHARLOTTE D'
    2 ALZON, HENRI D'
    2 ALZON, MADAME HENRI D'
    2 BESSON, LOUIS
    2 DU LAC, JEAN-MELCHIOR
    2 FOURNIER, MARIE-NICOLAS
    2 GABRIEL, JEAN-LOUIS
    2 LAMENNAIS, FELICITE DE
    2 PAULINIER, JUSTIN
    2 SALINIS, ANTOINE DE
    3 GRANDE-CHARTREUSE
    3 JUILLY
    3 LAVAGNAC
    3 MONTPELLIER
    3 PEZENAS
  • A MONSIEUR LUGLIEN DE JOUENNE D'ESGRIGNY (1).
  • ESGRIGNY Luglien de Jouenne
  • le 16 mars [1832].
  • 16 mar 1832
  • Montpellier,
  • Du séminaire,
  • Monsieur
    Monsieur Luglien de Jouenne,
    rue Duphot, n° 11.
    Paris.
La lettre

Mon cher ami, me voilà au séminaire! Et je suis content bien content, et je crois que celui qui est heureux peut savoir quelque chose. J’ai eu, il est vrai, un moment bien triste, celui où j’ai quitté Lavagnac. Je partis sans bruit. Ma pauvre mère, toute courageuse qu’elle s’est montrée dans son sacrifice, m’avait demandé de ne pas lui dire le moment de mon départ. Je me tus, en effet, mais, quoique maître de moi, j’étais dans un bouleversement inconcevable. Maintenant, tout s’est calmé et je suis joyeux, plus que je ne le devrais être; car un jour et demi passé ici m’a déjà montré ce que j’avais à acquérir(2).

Oh! pauvre cher ami, m’aimerez-vous toujours de même? Au milieu de tous les sentiments qui, pendant quelques jours, ont passé et repassé par mon coeur, je ne me suis pas aperçu qu’il y eût rien de changé à votre égard. Ah! certes, vous n’avez pas éprouvé, vous, une séparation comme moi! Ami, je puis vous assurer que je ne regrettais rien, non, rien du tout. Mais Dieu me voulait-il? Mais alors que je ne voulais que sa volonté, la faisais-je? Terribles questions qui, jointes à un déchirement qu’éprouve la partie inférieure, me faisaient demander si je rêvais ou si c’était bien moi qui me faisais séminariste.

Mon cher, mon tendre ami, écrivez-moi souvent et n’attendez pas mes lettres pour me répondre. Maintenant, je prierai encore plus pour vous, je saluerai souvent votre ange et je le chargerai de vous faire les sermons dont vous avez besoin. Faut-il vous dire qu’ici encore on sait aimer? Oh! oui, je vous aime bien. Demain ou après-demain au plus tard, je prends la soutane et j’espère bien vous forcer à rétracter la phrase que vous écrivites un jour sur l’effet des soutanes pour glacer le coeur.

Voici la description de ma cellule. Dans un long cloître qui va du Nord au Midi, en venant du Midi vous entrez à gauche. La porte bat à droite la muraille, le long de laquelle se trouvent une malle, deux petites tables et des tablettes, qui, appuyées sur une cloison bossue, menacent de m’écraser le nez des livres qu’elles portent. Vis-à-vis la porte est la fenêtre. Vous tournez: vous avez une planche, une malle, mon lit, et vous êtes encore à la porte.

Rien ne me dérange. Seulement, je trouve les études trop coupées. On n’a pas à soi trois heures de suite. Cela sent trop le collège. L’ordinaire n’est pas trop mauvais. Les élèves, autant que j’en ai jugé par les conférences de théologie auxquelles j’ai assisté, ne sont pas forts et chicaneurs à se fausser l’esprit; ce qui fait perdre beaucoup de temps à disputer sur des bêtises, tandis qu’on passe les questions essentielles.

Le commencement de cette lettre fait hier au moment de me mettre au lit a été interrompu par le son de la cloche qui indiquait l’heure d’éteindre les lumières. Il faut être sur pied à 5 heures. Je trouve pourtant qu’on reste trop au lit. A 9 heures, quand je me couche, vous commencez à danser. La réflexion est drôle, au fait. Je ne dois pas m’ennuyer, puisque jusqu’à présent j’ai trouvé le temps trop court; mais peut-être finira-t-il par prendre des dimensions convenables. Je n’ai, ce me semble, pas un instant pour me retourner.

Adieu, petit ami, adieu, mon coeur, comme me disait avant-hier notre grand évêque(3). Portez-vous bien, soyez joyeux et si la fantaisie de nous venir voir vous prend, prenez le mois de juillet. J’ai l’intention de faire un voyage à la Chartreuse pendant les vacances. Nous irions au-devant l’un de l’autre, nous retomberions sur du Lac et, de là, ici. La partie n’est pas mal conçue. Enfin, persuadez-vous bien une chose, c’est que, si jamais le bal vous ennuie, vous n’avez pas de meilleur délassement que le Séminaire.

Emmanuel.
Notes et post-scriptum
1. Voir *Notes et Documents*, t. Ier, p. 238 sq. La lettre fut achevée le lendemain 17 et remise ce même jour à la poste, ainsi que l'atteste le cachet apposé sur une petite enveloppe jaune, la plus ancienne que nous connaissions.1. Voir *Notes et Documents*, t. Ier, p. 238 sq. La lettre fut achevée le lendemain 17 et remise ce même jour à la poste, ainsi que l'atteste le cachet apposé sur une petite enveloppe jaune, la plus ancienne que nous connaissions.
2. La cousine d'Emmanuel, Charlotte d'Alzon, nous a donné, dans sa lettre du 2 septembre 1881, le récit détaillé de ce départ que nous avons reproduit dans l'Avant-propos.
Nous donnons ici un autre récit, fort dramatique, dû à la plume de Mgr Besson, que l'on cite partout et dont presque tous les traits ont quelque inexactitude. "Ce n'étaient pas seulement, dit l'évêque de Nîmes, d'utiles discours et d'agréables causeries que Justin Paulinier avait trouvés au presbytère de Sainte-Ursule [à Pézenas]. Il y rencontra un jour, après l'heure passée de la réunion, un grand exemple d'abnégation et de sacrifice. C'était au mois de novembre 1831. Un jeune et brillant gentilhomme connu de toute la province, Emmanuel d'Alzon, vint frapper à la porte de l'abbé Gabriel, à 10 heures du soir, et y attendre le départ de la voiture de Montpellier. Il raconta qu'il arrivait à cheval du château de Lavagnac, après une scène assez vive que son père lui avait faite, qu'il avait brusqué le dénouement d'une question débattue avec lui depuis un an, et qu'il partait la nuit même pour le Séminaire... Il avait été l'hôte de l'abbé de Salinis à Juilly; Lamennais avait cherché à l'attirer à la Chesnaye; et son père avait pu le retenir un an dans son château de Lavagnac. Mais la grâce avait fini par crier plus fort que la nature. Emmanuel avait précipité son départ, et l'abbé Gabriel, qui en devint le premier confident, applaudit le premier à cette énergique résolution. Ca fut une véritable grâce pour Justin Paulinier d'assister à cette confidence et de voir comment on brise les liens de la famille et du monde pour s'attacher à Jésus-Christ. Il compta parmi ses meilleurs souvenirs celui d'avoir rencontré le P. d'Alzon à ce moment solennel de sa vie. En la conduisant à la voiture qui l'emmenait au Séminaire de Montpellier, un secret pressentiment l'avertissait qu'il prendrait un jour le même chemin." *(Vie de Mgr Paulinier*. Paris, 1885, p. 15 sq.) Ces inexactitudes se trouvaient déjà dans la courte biographie que Mgr Besson avait consacrée au P. d'Alzon, aussitôt après sa mort. La diligence de Montpellier que prit Emmanuel à Montagnac ne pouvait le conduire à Pézenas, qui est au sud de cette localité, pas plus que, toute proportion gardée, on ne passerait à Marseille pour aller de Lyon à Paris. De plus, Emmanuel ne quitta pas sa famille en novembre 1831, mais le 14 mars 1832; il n'entra pas au service de Dieu après une scène assez vive avec son père, qui connaissait et approuvait sa vocation depuis environ six mois, mais il quitta sans mot dire tous ses parents qui savaient déjà qu'il se retirerait ainsi; il ne s'enfuit pas à cheval, mais il prit la voiture de la maison qui portait ses bagages et l'amena à la diligence de Montpellier. Tel qu'il est, le sacrifice fait par le jeune et riche gentilhomme est assez beau pour qu'il soit inutile d'y ajouter. Notons en passant que le jeune d'Alzon ne suivit jamais l'abbé de Salinis à Juilly.
3. La lettre ayant été achevée le 17 mars, c'est le 15 qu'Emmanuel dut recevoir la bénédiction de Mgr Fournier, son évêque, et entrer au Séminaire. Ce que nous lisons au début de cette lettre: "Un jour et demi passé ici m'a déjà montré ce que j'avais à acquérir", conduit au même résultat, car ces paroles furent écrites le 16 mars, au soir. C'est donc le 15 mars, un jeudi, qu'Emmanuel se consacra au service de Dieu.