Vailhé, LETTRES, vol.1, p.292

25 mar 1832 [Montpellier, ESGRIGNY Luglien de Jouenne
Informations générales
  • V1-292
  • 0+095|XCV
  • Vailhé, LETTRES, vol.1, p.292
Informations détaillées
  • 1 AMITIE
    1 AMOUR DIVIN
    1 CHARITE ENVERS DIEU
    1 COLERE
    1 CONFESSEUR
    1 COURS PUBLICS
    1 DIACONAT
    1 EPREUVES
    1 MALADIES
    1 SEMINAIRES
    1 TONSURE
    1 UNION DES COEURS
    2 BROUSSONET, JEAN-LOUIS-VICTOR
    2 GERBET, PHILIPPE-OLYMPE
    3 MONTPELLIER, RUE AIGUILLERIE
    3 PARIS
  • A MONSIEUR LUGLIEN DE JOUENNE D'ESGRIGNY (1).
  • ESGRIGNY Luglien de Jouenne
  • vers le 25 mars 1832].
  • 25 mar 1832
  • [Montpellier,
La lettre

Mon cher ami,

Je vous dirais mille sottises, si je me laissais aller à ma colère. Oh! je ne vous aime plus, franchement, plus du tout. Vous êtes un petit sot, sans coeur, sans affection, froid comme glace, quand on vous aime beaucoup trop. Allez, vous n’en valez pas la peine, et je vous chasserais tout de suite de mon coeur, si cela ne devait faire mal qu’à vous. Il me demande de lui écrire souvent. Je lui écris tant que je peux. Il me sait un peu ému, beaucoup même; il n’en tient compte. Savez-vous que je suis bien en colère, et que j’avais bonne envie de vous écrire que j’avais pris du grand papier, afin de faire une longue lettre? Mais, pour vous punir, j’en ai pris du petit. J’attends vos excuses, et vite; autrement, je me fâcherai tout rouge. Souvenez-vous-en.

La vie du séminaire n’est point ennuyeuse. J’ai pris la résolution de ne pas faire de liaisons, parce que l’on ne trouve pas souvent ce que l’on veut. Je resterai ouvert à mon confesseur qui est un saint, mais à lui seul. Je sentais que je m’attachais déjà à un jeune diacre, qui, dans quinze jours(2), sera prêtre. Ce bon jeune homme a un coeur charmant. Nous sommes à la même table, et je vois souvent les larmes rouler dans ses yeux. Je regrette bien vivement de n’être pas tonsuré; j’aurais pu le servir à sa première Messe. Ah! mon cher, la belle chose qu’un jeune prêtre montant pour la première fois à l’autel.

J’ai rencontré un de ces jeunes prêtres, qui l’est depuis deux ans. Je ne sais comment je lui ai plu. Il est déjà venu me voir plusieurs fois, sans aucun autre motif que pour me parler de lui. Il est vrai de dire que, quoique je ne vous aime pas du tout, je fais tout ce que je puis pour trouver dans l’expérience des autres ce qui manque à la mienne, afin de découvrir les remèdes à vos ennuis. Son genre de souffrances n’avait rien de semblable aux vôtres. « Cependant, me disait-il, je souffrais tellement que j’eusse préféré avoir le bras scié par la moitié. » Jamais il n’a vu personne tourmenté de la maladie du coeur qu’il avait. « Vous deviez en souffrir d’autant plus, lui disais-je, que personne ne pouvait vous soulager, puisque personne ne pouvait vous comprendre. -Dieu me comprenait », me répondit-il. Mon ami, ces paroles m’ont bien frappé. Dieu le comprenait et il vous comprendrait aussi, vous, si vous le vouliez aller trouver. Il vous redresserait dans vos voies, mon pauvre ami. Allez donc trouver Dieu, il vous comprendra. Demandez-lui aussi de comprendre de lui ce qui vous est nécessaire. Mon cher Luglien, ces paroles me firent palpiter, quand je les entendis, à cause de vous. Mais, grand méchant, vous ne pensez pas à moi, vous, dans votre grand Paris. Vous vous en inquiétez fort peu, et peut-être si je voyais les choses, comme certaines petites têtes, je ne m’inquiéterais plus de ce qui se passe hors d’ici. Mon cher, je veux m’en occuper, je veux m’occuper de vous. Car Dieu n’a pas serré notre amitié pour rien. Pauvre jeune homme, je ne vous perdrai jamais de vue, je tâcherai de vous avoir près de moi. Lorsque je demanderai à Notre-Seigneur une place dans son coeur, je lui en demanderai aussi une pour vous. C’est là que je vous verrai souvent. C’est une bien belle Association que celle du Sacré Coeur, où les associés se donnent deux fois par jour rendez-vous dans le foyer de l’amour divin. Je n’en suis pas, mais si vous voulez en être, je m’en mettrai et, deux fois par jour, nos deux coeurs pourront se réunir.

C’est plus fort que moi. Il faut toujours que j’en revienne à vous dire que je vous aime. Eh bien! oui, je vous aime mais promettez-moi d’aimer le bon Dieu, d’aller vous ouvrir à lui sur toutes vos misères, et j’oublierai tout.

Vous me feriez plaisir si vous vouliez aller à l’Agence prendre un abonnement aux Conférences de l’abbé Gerbet pour M. Broussonet, docteur en médecine, rue Aiguillerie, à Montpellier. Le prix de l’abonnement sera envoyé par le correspondant de l’Agence.

Adieu. Ne craignez pas de me donner des nouvelles, quand vous en aurez. Nous en sommes étrangement sevrés dans ce pays. Adieu.

Emmanuel.
Notes et post-scriptum
1. Voir des extraits dans *Notes et Documents* t. Ier p. 280. Cette lettre ne porte aucune date mais elle fut écrite certainement au début du séjour au Grand Séminaire; par ailleurs il semble bien que le jeune diacre mentionné ici soit celui dont l'ordination sacerdotale est racontée dans la lettre du 7 avril suivant.1. Voir des extraits dans *Notes et Documents* t. Ier p. 280. Cette lettre ne porte aucune date mais elle fut écrite certainement au début du séjour au Grand Séminaire; par ailleurs il semble bien que le jeune diacre mentionné ici soit celui dont l'ordination sacerdotale est racontée dans la lettre du 7 avril suivant.
2. C'est-à-dire le 7 avril, samedi avant la Passion.