Vailhé, LETTRES, vol.1, p.297

7 apr 1832 [Montpellier], ESGRIGNY Luglien de Jouenne
Informations générales
  • V1-297
  • 0+097|XCVII
  • Vailhé, LETTRES, vol.1, p.297
Informations détaillées
  • 1 AMITIE
    1 BONHEUR
    1 CHASUBLE
    1 DEGRES DU SACERDOCE
    1 DIACONAT
    1 FORTUNE
    1 LOISIRS
    1 MARIAGE
    1 NOBLESSE
    1 NOVICIAT
    1 ORDINATIONS
    1 RETRAITE SPIRITUELLE
    1 SEMINAIRES
    1 SURPLIS
    1 TRISTESSE PSYCHOLOGIQUE
    1 UNION DES COEURS
    1 VIE DE PRIERE
    1 VOIE UNITIVE
    2 ALZON, AUGUSTINE D'
    2 DU LAC, JEAN-MELCHIOR
    2 DU LAC, MELCHIOR-SENIOR
    2 FOURNIER, MARIE-NICOLAS
    2 GOURAUD, HENRI
    2 VERNIERES, JACQUES
    3 CASTRES
    3 MONTPELLIER
    3 MONTPELLIER, EVECHE
  • A MONSIEUR LUGLIEN DE JOUENNE D'ESGRIGNY (1).
  • ESGRIGNY Luglien de Jouenne
  • samedi, 7 avril 1832.
  • 7 apr 1832
  • [Montpellier],
  • Monsieur
    Monsieur Luglien de Jouenne d'Esgrigny,
    rue Duphot, n° 11.
    Paris.
La lettre

Vous n’avez jamais, j’en suis sûr, mon cher ami, assisté à une ordination, et bien sûr, vous n’avez jamais, dans tous les cas, éprouvé les sensations qui me bouleversent le coeur depuis trois jours.

Depuis longtemps, je savais qu’une ordination aurait lieu. Je savais, par conséquent, que les diacres qui avaient été appelés pour la prêtrise ne feraient pas un long séjour au Séminaire. Malgré cette certitude, il m’a été impossible de ne pas prendre une certaine affection pour un bon jeune homme, bien simple, haut de six pieds, mais qui aime Dieu à faire plaisir. Aujourd’hui encore, ce matin, il n’était que diacre; et maintenant, il peut dire la messe, il peut confesser. Il faut vivre dans la même maison, pour pouvoir suivre des jeunes gens qui se préparent à recevoir les ordres, les uns le sous-diaconat, les autres le diaconat, les autres la prêtrise. Leur retraite a commencé mercredi. Pour moi, depuis deux jours, je n’osais presque plus prier pour moi: toutes mes prières se dirigeaient involontairement vers eux; j’étais comme forcé de les offrir à Dieu comme mes devanciers.

Un jour viendra peut-être, où moi aussi je serai présenté à Dieu, où d’autres prieront pour moi. Ah! mon cher Luglien, pensez-vous à ce mystère inconcevable, à cette union de Dieu avec sa créature, à ce pouvoir donné à l’esclave sur le maître? Il m’a fallu demander la permission d’assister à cette ordination, où je ne devais être que spectateur. Songez donc qu’à la première ordination peut-être entrerai-je dans la cléricature, peut-être prononcerai-je, à genoux, les mains entre les mains de l’évêque, ces paroles: Dominus pars haereditatis meae et calicis mei: tu es qui restitues haereditatem meam mihi, et l’évêque me coupera les cheveux et je serai tonsuré!

Ce matin donc, vers 7 h. 1/2, j’ai pris mon surplis et avec les autres, je me suis rendu à l’évêché. Les ordinands portaient leurs ornements sur le bras; et c’était encore quelque chose de touchant que de voir les pauvres jeunes gens, précédés par le supérieur, marcher vers le lieu du sacrifice.

Comprendrez-vous bien ce que j’éprouvais en habillant ce jeune prêtre qui ne l’était pas encore, en lui mettant sur le bras cette chasuble que l’évêque devait lui passer? Il y avait onze ans qu’il était au Séminaire, et il avait fait son dernier repas avec les élèves. Ces onze années d’épreuves étaient terminées; et, au moment où il finissait son noviciat, moi je commençais le mien. Comment se faisait-il que je l’avais connu? Il aurait été ordonné depuis quelque temps, si lui-même n’avait demandé qu’on retardât pour lui ce moment si terrible. Pendant ce temps-là, j’étais entré ici, je l’avais aimé et je l’aidais à se préparer, en attendant qu’un autre me rende le même service.

Je défie l’être le plus dur de retenir ses larmes en voyant, au moment où la cérémonie commence, tous les jeunes ordinands étendus par terre, mourant au monde dans le temps que l’évêque appelle sur eux la consécration; et au moment où il demande aux sous-diacres s’ils veulent dire anathème au monde et où, après une pause, il les somme d’avancer. Un sous-diacre, à qui j’ai fait mon compliment sur le grand pas qu’il venait de faire: « Mon Dieu, m’a-t-il répondu, je ne sais pas encore si je l’ai fait. » Et je le comprends. Comment voulez-vous que de sang-froid on déchire d’un seul coup tout ce qu’il y a d’humain en soi? Mon cher, je vous fatigue peut-être. Cependant, je vous parle de l’abondance de mon coeur; car, dans ce moment, il est bien plein et je voudrais que vous goûtassiez un peu la douceur de l’enivrement qui me transporte. Que sera-ce donc, quand le Saint-Esprit viendra en moi, quand l’évêque, après m’avoir revêtu de ma tunique, oindra ceux de mes doigts qui toucheront Jésus-Christ? Pensez à ces choses, ami, et dites-moi si je perds quelque chose en prenant Dieu pour mon héritage.

Vous ai-je écrit, depuis que j’ai vu du Lac? Vous savez que son père, destitué, a été habiter une de ses terres, près de Castres. Il leur a fallu passer par Montpellier; du Lac m’est venu voir. Nous avons parlé, autant que le temps nous l’a permis.

Il paraît que je n’ai pas grand talent pour faire valoir ma marchandise. Quand je vous ai parlé d’un parti, je n’avais pas plus d’envie de vous surfaire que vous ne me surfaisiez, quand vous m’avez parlé de votre fortune. Je crois, pour la naissance, les parents gentilshommes. La famille est titrée depuis avant la Révolution. Comme les circonstances ont fait que je n’en avais pas de preuves positives, je n’ai rien voulu avancer de positif. Pour la jeune personne, quand j’ai parlé de l’agrément de son commerce, j’entendais sa manière de vivre en famille. Elle est pieuse et n’aime pas le monde et, autant que je puis savoir, n’a dansé qu’une fois en sa vie, quoiqu’elle ait eu force occasions. Enfin, vous vous êtes étrangement mépris sur la manière dont je parlais de la fortune. J’ai pris de nouveaux renseignements: les parents donneraient une pension de dix à quinze mille francs, selon qu’on s’accommoderait du jeune homme. Mais vous faites très bien d’être difficile. Il me semble que c’est le meilleur moyen de se faire rechercher. Je ne sais pourquoi je vous ai reparlé de ma proposition. Il y a un mois, je mourais d’envie de faire votre bonheur; aujourd’hui, avec le même désir, je suis tout effrayé par la pensée de la responsabilité que je prendrais sur moi. Ah! mon cher, on a bien raison de dire que les personnes qui font les plus tristes mariages, ce sont les prêtres, parce qu’ils se mêlent de ce qui ne les regarde pas. Allons! Je ne suis pas encore prêtre, je n’en veux pas prendre les manières. Mariez-vous, comme bon vous semblera, et n’en parlons plus(2).

Je ne sais, mon cher, si ce que je vous écris a le sens commun. Je vous écris d’une chose, à laquelle je pense comme malgré moi; une autre idée m’entraîne toujours. Aujourd’hui, j’ai vu ordonner des prêtres; demain j’entendrai la messe d’un jeune prêtre; un jour, je serai ordonné; un jour, on entendra ma messe. Pauvre ami, peut-être l’entendrez-vous.

Que pensez-vous de la manière dont je me suis attaché à ce jeune prêtre? Croyez-vous que je l’aime, comme je vous aime? Point du tout. Vous, je vous aime beaucoup, beaucoup pour Dieu et beaucoup trop encore pour vous-même. Ce bon jeune homme, je l’aime tout différemment. Nos coeurs se sont rencontrés, l’un et l’autre cherchant Dieu, et pendant quelques jours ont fait route ensemble. Maintenant, nous allons être séparés; mais nous aurons un point de réunion. Je ne crois pas que notre séparation soit pénible, et fussions-nous séparés six mois ou dix ans, notre rapprochement n’aura rien de bien vif. Nous nous écrirons quelquefois; nous nous écrirons de Dieu. Cela entretiendra une flamme fort douce, mais elle sera seulement douce et constante.

Etes-vous toujours malheureux? Il est inutile de vous le demander, après ce que vous m’avez écrit. Pauvre cher ami, je vous plains de toute mon âme et j’admire votre silence. Vous vous êtes bien conduit, et vous méritez d’être récompensé. Mon ami, si mon approbation vous est de quelque prix, je vous le dis, je suis content de vous.

Adieu. Priez pour moi. Engagez Gouraud à m’écrire.

Emmanuel.
Notes et post-scriptum
1. Reproduite en partie dans *Notes et Documents*, t. 1er p. 287-289.
1. Reproduite en partie dans *Notes et Documents*, t. 1er p. 287-289.2. Il s'agit là du projet de mariage avec Augustine d'Alzon.