Vailhé, LETTRES, vol.1, p.318

30 jul 1832|4 aug 1832 Lavagnac, GOURAUD_HENRI
Informations générales
  • V1-318
  • 0+104|CIV
  • Vailhé, LETTRES, vol.1, p.318
Informations détaillées
  • 1 AMITIE
    1 AMOUR DIVIN
    1 ASSISTANCE A LA MESSE
    1 BATEAU
    1 BON PRETRE
    1 CLERGE
    1 CONFESSEUR
    1 CONNAISSANCE DE DIEU
    1 CREANCES A PAYER
    1 ENFER
    1 FAUSSE SCIENCE
    1 ILLUSIONS
    1 LIBERAUX
    1 LIVRES
    1 MALADIES
    1 MAUVAISES LECTURES
    1 MISERES DE LA TERRE
    1 MONARCHIE
    1 POLITIQUE
    1 PRESSE
    1 ROYALISTES
    1 SAINTE COMMUNION
    1 SALUT DES AMES
    1 SEMINAIRES
    1 UNION DES COEURS
    1 VACANCES
    1 VICAIRE
    2 DU LAC, JEAN-MELCHIOR
    2 DUFORT, LIBRAIRE
    2 ESGRIGNY, LUGLIEN de JOUENNE D'
    2 LAMENNAIS, FELICITE DE
    2 MAISTRE, JOSEPH DE
    2 MAISTRE, XAVIER DE
    2 MOLITOR, FRANZ-JOSEPH
    3 ALGER
    3 DIGNE
    3 MARSEILLE
    3 MIDI
    3 MONTPELLIER
    3 NIMES
    3 PARIS, QUAI VOLTAIRE
    3 VENDEE
  • A MONSIEUR HENRI GOURAUD.
  • GOURAUD_HENRI
  • le 30 juillet et le 4 août [1832].
  • 30 jul 1832|4 aug 1832
  • Lavagnac,
  • Monsieur
    Monsieur Henry Gouraud, Elève interne
    à la Maternité, rue de la Bourbe près l'Observatoire.
    Paris.
La lettre

Vous ne m’en voudrez pas trop, j’espère, mon cher ami, si après vous avoir écrit il y a cinq ou six jours, je cède encore aujourd’hui au besoin qui me force de vous supplier de m’aimer, même au milieu de notre silence. Gouraud, commencez-vous à être de ces gens qui prétendent connaître le coeur humain et disent que toute amitié est songe et mensonge, fumée de jeune homme que le temps dissipe avec les illusions de la vie? J’espère bien n’être jamais du nombre de ces gens par la raison toute simple que, plus je vois le vide [et] la nullité de bien des choses qui m’avaient séduit, plus je trouve dans l’amitié la réalité, que vous dirai-je? la perfection de l’être.

Ces pensées, je fus entraîné à les approfondir, autant que j’en suis capable, il y a quelques jours, en lisant une lettre que vous m’écrivîtes, il y a trois ans, entre minuit et 1 heure, après avoir passé la soirée avec moi. J’admirais comme vous m’y parliez de Dieu et comme cette pensée donnait de l’énergie à vos sentiments. Eh! c’est bien cela, il faut s’appuyer sur Dieu pour avoir quelque force, je dis une force durable, pour agir, mais surtout pour aimer. Que nous sommes heureux, aimable ami, d’avoir cette ancre pour fixer notre barque, tandis que la mer en submerge tant d’autres autour de nous! On dit que certains amants, que les lieux séparent, conviennent de regarder la lune comme point de rapprochement. Nous autres, nous pouvons regarder Dieu, et c’est, pour se réunir, un terme aussi bon qu’un autre. Regardez donc, je vous prie, quelquefois Dieu en pensant à moi; jetez-vous dans cet abîme et, de là, appelez-moi. J’y serai bientôt, et là nous nous retrouverons, et nous pourrons nous aimer davantage.

Je me demande quelquefois s’il y a dans le monde des sens, dans le monde pour lequel Jésus-Christ n’a pas prié, quelque spectacle qui puisse égaler celui de deux coeurs qui se confondent pour aimer Dieu, qui font de leur amitié comme un culte, au moyen duquel ils s’élèvent à la source de tout amour, de leurs sentiments un sacrifice plein de suavité. Que Dieu aime ceux qui s’aiment ainsi et qui, le prenant comme moyen de leur amitié et le faisant, si je puis m’exprimer ainsi, entrer en tiers dans leur affection, augmentent d’autant l’amour qu’ils lui portaient déjà! Je vous en conjure, mon cher Gouraud, continuons à nous bien aimer, afin qu’en nous retrouvant -ce qui, dans ce monde ou dans l’autre, arrivera, quand il plaira à Dieu,- nous soyons au moins l’un pour l’autre comme par le passé, et disposés à nous unir encore davantage par un amour pratique, tel enfin que doit être l’amour des chrétiens.

Voyez un peu s’il faut avoir du malheur. Du Lac habite à vingt-quatre heures d’ici, et je ne sais si je pourrai le voir, ces vacances. Je le vis à son passage par Montpellier, lorsqu’il venait de Digne, toujours triste et toujours plein de foi. Oh! la belle chose que la foi de du Lac! N’en a pas qui veut une aussi profonde que la sienne. Priez Dieu pour qu’il augmente celle de votre ami d’Alzon, à qui la tête tourne par moments. Et, de fait, je ne crois pas être seul. Ne dirait-on pas que nous touchons à ces temps, dont il est écrit que les justes eux-mêmes seront ébranlés? Et qui peut se dire juste?

Et puis, laissez-moi vous le confier, non pour vous parler d’une chose ordinaire et qui passe, mais pour vous faire part du sujet le plus habituel de ma douleur, le clergé oublie tous les jours sa place, sa position. Oh! n’en parlons pas trop, parce qu’il faut respecter ses pères; mais n’éprouvez-vous pas, comme moi, un grand froissement de coeur, en voyant ceux qui sont chargés de nous conduire dans la science catholique ne pas même se douter de ce qu’est cette science? Et comment en serait-il autrement, quand des supérieurs de Séminaire disent à leurs élèves: « Voulez-vous être médecin? Lisez des livres de médecine. Voulez-vous être avocat? Lisez le Code. Voulez-vous être prêtre? Lisez des sermons. » Et les jeûnes gens de répéter à l’envi cette décision, et les esprits se bouchent. Pour vous en donner un exemple entre mille, l’autre jour, un jeune vicaire, voyant sur ma table l’Expédition nocturne du comte Xavier de Maistre, le ferma comme un mauvais livre. « Pour moi, dit-il, je ne comprends rien à tout cela. J’ai lu quelque chose de M. de la Mennais. Pour celui-là encore passe! Mais M. de Maistre? Où veut-il en venir avec ses tasses de café? » Voilà tout le fruit qu’il avait retiré des Soirées de Saint- Pétersbourg. Encore une fois, voilà des confesseurs de dévotes à faire plaisir. Mais les hommes! Mais cette foule immense de jeunes gens plus malheureux que coupables, qui trop souvent ne se gâtent que parce qu’on n’a pas su les comprendre! Mais la société tout entière, qui lui fera connaître les conditions de son existence et de son bonheur? Hélas! hélas! prions Dieu, prions-le avec force de nous donner des guides qui nous fassent connaître et aimer les développements immenses de la vérité et prendre les moyens de les répandre parmi les hommes.

Ce que la Revue européenne a dit du livre de Molitor(1) sur la tradition m’a plu infiniment. Pourriez-vous me procurer cet ouvrage? Si vous ne le pouvez aisément, ayez la bonté de passer chez M. Dufort, libraire, quai Voltaire, n° 19, et priez-le de me le faire parvenir. Je tiens à l’avoir. Priez-le en même temps de me faire parvenir la note de ce que je lui dois. Je compte sur votre amicale complaisance.

Donnez-moi encore des nouvelles de de Jouenne. Que fait-il? Comment va sa mère? Travaille-t-il? Si vous pouviez me l’envoyer un peu dans notre Midi, vous feriez une bonne action. Puisque je vous parle du Midi, il faut bien vous dire que nos carlistes sont presque tous des têtes folles, des esprits étroits, avec un coeur excellent -s’il contenait une once de courage,- grands parleurs, grands poltrons. Je vous certifie qu’ils ne feront jamais une seconde Vendée: ils tiennent trop à leur peau. Nîmes seule fait exception. Mais à Nîmes il y a plus de catholiques que de carlistes, ce qui est bien différent. Autrement, comptez que toujours ils crieront, chanteront, hurleront, se laisseront battre et se tairont. Ne comptez pas que Marseille bouge: Alger fait sa richesse, elle ne demande plus rien. Je ne puis m’empêcher de rire en voyant certaines gens courant partout bouche béante, pour gober quelque petite espérance et l’avalant bien vite, fondée ou non fondée, la digérant, l’amplifiant, la décomposant pour la recomposer avec leurs variations, leurs notes, leurs additions, les soustractions surtout qui abondent pour peu qu’il y [ait] des chances défavorables à la prophétie politique. Et ce qui désole, c’est que ces braves gens disent toujours: Le roi et Dieu; et Dieu est encore heureux d’être mis après le roi; car pour les libéraux, ils le mettent immédiatement après l’enfer. Vous savez qu’à Montpellier on chante: « Vive l’enfer et vive le choléra! » Ce qui m’étonne, c’est que le choléra n’accoure pas bien vite pour les remercier. Pauvre humanité!

Il faut pourtant qu’un jour je travaille à guérir toutes ces plaies, que mon amour embrasse toutes ces misères et les soulage. Il faut pour cela porter dans le coeur un amour, qu’il n’appartient pas à l’homme d’avoir de lui-même. Il faut qu’il le reçoive. Je vous conjure, mon bien cher ami, de demander pour moi dans vos prières un amour aussi vaste que les maux dont le monde est ravagé.

Adieu, mon cher. Je vous aime. Je ferai pour vous ma communion le dimanche 12 de ce mois, et si vous allez à la messe de 8 heures et que vous pensiez à moi, vous me trouverez dans le coeur de Notre-Seigneur. Adieu.

Emmanuel.

Samedi, 4 août.

E.D'ALZON
Notes et post-scriptum
1. Philosophe allemand, mort en 1860, célèbre surtout par deux ouvrages: *Idées pour servir à une dynamique future de l'histoire*, et *philosophie de l'histoire* qui commença à paraître en 1827. C'est de ce dernier ouvrage qu'il est question.