Vailhé, LETTRES, vol.1, p.325

20 aug 1832 Lavagnac, ESGRIGNY Luglien de Jouenne
Informations générales
  • V1-325
  • 0+106|CVI
  • Vailhé, LETTRES, vol.1, p.325
Informations détaillées
  • 1 AFFRANCHISSEMENT SPIRITUEL
    1 AMOUR DIVIN
    1 AUTEURS SPIRITUELS
    1 CATHOLICISME
    1 CHARITE ENVERS LE PROCHAIN
    1 CORPS
    1 DEPOUILLE
    1 DOUTE
    1 ENNEMIS DE LA RELIGION
    1 EPREUVES
    1 FUMIER
    1 ILLUSIONS
    1 LOISIRS
    1 MALADIES
    1 MINISTERE SACERDOTAL
    1 MISERICORDE DE DIEU
    1 ORAISON
    1 PARDON
    1 PASSION DE JESUS-CHRIST
    1 PERSECUTIONS
    1 PRISONNIER
    1 PROVIDENCE
    1 REVE
    1 SANTE
    1 TRISTESSE
    2 BERNARD DE CLAIRVAUX, SAINT
    2 CLEMENT XIV
    2 DU LAC, JEAN-MELCHIOR
    2 ESGRIGNY, MADAME D'
    2 GOURAUD, HENRI
    2 JEANNE DE CHANTAL, SAINTE
    2 JOURDAN, COUPE-TETE
    2 NOLHAC, ABBE DE
    3 AVIGNON, LA GLACIERE
    3 CONDOM
    3 PARIS
  • A MONSIEUR LUGLIEN DE JOUENNE D'ESGRIGNY (1).
  • ESGRIGNY Luglien de Jouenne
  • le 20 août 1832.
  • 20 aug 1832
  • Lavagnac,
  • Monsieur
    Monsieur Luglien de Jouenne d'Esgrigny,
    rue Duphot, n° 11.
    Paris.
La lettre

Est-ce bien la peine, mon cher Luglien, dans un temps comme le nôtre, de donner quelques soins à ce corps, à cette prison qui peut être pour nous l’instrument de nos souffrances et l’occasion de désespérer des miséricordes de Dieu? Aujourd’hui, si l’on veut dissiper toutes les illusions, toutes les rêveries sur le bonheur de l’avenir religieux, il suffit de reporter les yeux à quarante ans dans le passé, pour voir ce qu’a eu à souffrir le catholicisme de la part de ses ennemis; et, s’il est vrai que la haine n’ait pas diminué chez ceux qui lui font la guerre, que devons-nous craindre ou que devons-nous espérer?

Notre place, ou au moins la mienne (j’ai désormais un titre de proscription de plus que vous), c’est la prison, c’est l’échafaud. Il faut se familiariser avec cette perspective; et, de même que certains maîtres de la vie spirituelle veulent que nous aimions les vers qui rongeront notre cadavre, la pourriture en laquelle nous serons transformés, que nous disions à la pourriture: « Vous êtes ma mère« , et aux vers: « Vous êtes mes frères et mes soeurs« ; de même, aujourd’hui, est-ce un devoir pour nous de méditer sur les tourments, non plus comme sur une abstraction, mais comme sur une certitude, afin de les affronter un jour avec résignation et confiance.

Avez-vous entendu parler de la Glacière d’Avignon, de cette tour fatale, d’où l’on précipitait par une trappe, et où les condamnés se brisaient contre les pointes des rochers, après avoir été déchirés dans leur chute par des crampons de fer, placés de distance en distance, le long de la muraille? Un jour, et ce jour s’est renouvelé plusieurs fois, on conduisit à la tour des religieux, des religieuses et des nobles. Tous tombèrent par l’horrible trappe et, à mesure qu’ils passaient, un prêtre, un vieux Jésuite, leur donnait l’absolution. Quand tous eurent été précipités, son corps alla rejoindre leurs corps au fond de la Glacière, son âme alla rejoindre leurs âmes dans le ciel(2).

Je suis quelquefois tenté de douter de la miséricorde de Dieu, quand je me demande s’il peut exister un pardon pour ceux qui souillent ainsi leurs mains de sang innocent, et j’ai peine à trouver pour eux un autre motif d’indulgence que la pureté même du sang qu’ils ont versé et qui coule pour eux comme celui de Jésus-Christ coula pour ses bourreaux.

Pardon, mon cher ami, d’une réflexion qui vous semblera bien triste et bonne à donner des vapeurs; mais pour ce soir, il m’est impossible de faire prendre à mon esprit une autre tournure. Je suis triste en pensant au mal qui se fait, au bien qui pourrait se faire et ne se fait pas; je vois tout en noir. Comme le monde est affreux! comme la gangrène s’empare de lui! et comme ses médecins s’occupent peu de panser ses plaies! Ne gémissez-vous pas sur les progrès toujours croissants du mal, ou bien avez-vous pris le parti de vous endurcir?

J’étais bien dur, il n’y a pas longtemps, mais aujourd’hui Dieu a bien voulu m’amollir le coeur et je suis bouleversé en pensant à quel point nous en sommes. Priez, pour que cette tristesse augmente en moi, car j’espère qu’elle ne sera pas stérile. Comme elle repose sur l’amour, l’amour la vivifiera et la grâce lui fera peut-être porter quelques fruits.

Oh! que mon partage est beau! Que mes chaînes sont merveilleuses! funes ceciderunt mihi in praeclaris! et que je suis à plaindre d’être si faible pour les porter! Des liens magnifiques m’attachent déjà à Dieu; ils iront, j’espère, se resserrant davantage. Je suis, ou plutôt je serai (je ne sais pourquoi j’anticipe toujours sur l’avenir), je serai chargé de sanctifier le nom de Dieu et de distribuer aux hommes leur pain de chaque jour, et en leur distribuant ce pain, je les unirai à Dieu, je les élèverai vers lui.

Je vous en conjure, mon cher ami, laissez-moi vous dire ces choses, qui pour vous n’ont peut-être pas de suite et sont mon entretien habituel. Je ne comprends plus qu’une chose, c’est l’amour, et je comprends encore que je ne le comprends pas bien. L’amour! Savez-vous ce que c’est qu’aimer Dieu et les hommes? Cet amour triste, parce qu’il ne peut pas se rassasier, parce que le mal contrarie ses désirs; cet amour impatient, parce qu’il ne peut embrasser entièrement l’aliment qui lui est offert. Ah! mon cher, priez que mon coeur s’agrandisse, afin de pouvoir contenir Dieu, si cela est possible.

Je crois qu’avec la meilleure volonté du monde je retomberai parfois dans ce que vous me reprochiez, il y a quelque temps. Que voulez-vous? Il est nécessaire de parler de ce qui est le sujet habituel de ses pensées. J’ai mis les miennes en Dieu, et j’ai la foi de trouver le bonheur là où je le cherche.

Gouraud est parti de Paris, avant que mes deux lettres lui soient parvenues. J’ai su par du Lac qu’il allait à Condom. Que va-t-il faire à Condom?

Il est minuit. Aujourd’hui, c’est la fête d’une femme qui marcha sur le corps de son fils pour aller fonder un couvent. Hier, celle d’un saint qui, à vingt ans, quitta le monde, persuada à une trentaine de gentilshommes, jeunes comme lui, de le suivre, et qui, depuis, en pratiquant cette maxime: Aimez l’oubli, fait encore parler de lui dans toute l’Europe. Ces gens-là avaient de l’énergie(3).

Je vous prie de me dire si la convalescence de Madame votre mère vous a permis de profiter de l’automne qui commence pour faire quelque excursion.

Adieu, mon ami. Demandez à Dieu qu’il m’envoie des croix, car il n’est que trop vrai, celui qui n’a pas souffert, que fait-il? Je ne sais rien, et dans mon état j’aurai un jour grand besoin de savoir. Adieu.

Emmanuel.

Ces lignes, mon cher ami, vous étaient adressées, il y a près d’un mois. J’éprouvai le besoin de les écrire et de vous les adresser dans un de ces dégonflements de coeur nécessaires parfois aux âmes faibles comme la mienne. Mais puis, je pensai que votre état ne vous permettrait pas de les recevoir. J’ignorais où vous en étiez, et les paroles tristes sont quelquefois importunes. Aujourd’hui que je vous sais souffrant, je crois pouvoir vous communiquer le mal immense qui me dévore, mal que j’aime, que je voudrais, voir s’augmenter, parce que son excès me porterait peut-être à faire quelque chose digne de la cause à laquelle j’ai consacré toute mon existence.

Oh! mon ami, si, de la position où la Providence veut que vous viviez, vous consentiez à me tendre la main, à m’encourager, à combattre avec moi, que votre position serait belle! Car, voyez-vous, les hommes qui ne veulent être qu’hommes peuvent bien se plaindre de leur destinée, qui ne leur a pas ouvert une carrière assez vaste; le chrétien, jamais, parce qu’il est libre de se la faire à lui-même, et plus le flot séculaire anéantit les capacités banales, plus il relève la force des vrais catholiques, aux pieds desquels son écume vient blanchir.

Courage donc, ami; courage, confiance et amour! Amour surtout! Sans l’amour, nous ne sommes rien; mais un amour digne de nous, non pas cet amour fétide, dont les miasmes s’élevant de la partie inférieure énervent la pureté des sentiments légitimes et penchent l’esprit vers les sales, les hideux contentements du corps. Encore une fois, courage! Bien des chrétiens peuvent et semblent même devoir vous abattre, mais parce que je vous crois fort, vigoureux, j’espère que, pour avoir ployé un moment la tête, vous ne la tiendrez pas toujours courbée. Vous la lèverez, au contraire, haute et fière, et vous vous présenterez tel que vous êtes, tel que je vous connais.

Je prie Dieu qu’il vous tourne vos pensées vers lui et termine les angoisses de votre coeur, en vous donnant une claire intuition de la route que vous devez suivre.

8 septembre 1832.

E.D'ALZON
Notes et post-scriptum
1. La lettre est reproduite en grande partie dans les *Notes et Documents*, t. Ier, p. 260-264. Commencée dans la nuit du 20 au 21 août, elle fut terminée le 8 septembre et expédiée le lendemain.1. La lettre est reproduite en grande partie dans les *Notes et Documents*, t. Ier, p. 260-264. Commencée dans la nuit du 20 au 21 août, elle fut terminée le 8 septembre et expédiée le lendemain.
2. Ce fait remonte à la Révolution française. Quand Jourdan, dit Coupe-Tête, gouvernait Avignon en 1791, l'abbé de Nolhac de la famille de l'académicien actuel, Jésuite sécularisé depuis la suppression de son Ordre par Clément XIV, fut emprisonné au palais des Papes avec 78 nobles. Tous furent jetés du haut des murs à l'intérieur de la haute tour de la Glacière et vinrent s'écraser sur le pavé. Le P. de Nolhac, précipité le dernier, exhorta jusqu'au bout les victimes à bien mourir.
3. Il s'agit ici de saint Bernard et de sainte Jeanne de Chantal, qui sont fêtés les 20 et 21 août; la première partie de la lettre d'Emmanuel fut écrite dans la nuit du 20 au 21 août.