Vailhé, LETTRES, vol.1, p.334

5 sep 1832 [Lavagnac, ESGRIGNY Luglien de Jouenne
Informations générales
  • V1-334
  • 0+108|CVIII
  • Vailhé, LETTRES, vol.1, p.334
Informations détaillées
  • 1 AMITIE
    1 BATEAU
    1 CATHOLICISME
    1 COLERE
    1 ESPERANCE
    1 MALADIES
    1 PARLEMENT
    1 PASSIONS MAUVAISES
    1 POLITIQUE
    1 POUVOIR
    1 PRESSE
    1 REGNE DE VERITE
    1 RETRAITE SPIRITUELLE
    1 SALUT DU GENRE HUMAIN
    1 SEVERITE
    1 SOCIETE
    1 SOUTANE
    1 TRISTESSE
    2 BAILLY, EMMANUEL SENIOR
    2 DREUX-BREZE, PIERRE-SIMON DE
    2 ESGRIGNY, MADAME D'
    2 GOURAUD, HENRI
    2 THIEBAULT, LOUIS
    3 BRETAGNE
    3 EST
    3 EUROPE
    3 FRANCE
    3 LYON
    3 MIDI
    3 NORD
    3 PARIS
    3 ROME
    3 VENDEE
  • A MONSIEUR LUGLIEN DE JOUENNE D'ESGRIGNY (1).
  • ESGRIGNY Luglien de Jouenne
  • le 5 septembre 1832.]
  • 5 sep 1832
  • [Lavagnac,
  • Monsieur
    Monsieur Luglien de Jouenne d'Esgrigny,
    rue Duphot, n° 11.
    Paris.
La lettre

Voilà, mon cher Luglien, plus de six lettres que je vous écris, sans pouvoir en faire partir une seule. J’ai beau faire, il me semble qu’elles sont toutes du genre de celles où vous prétendez ne plus retrouver votre Emmanuel. Et pourtant, il me semble que c’est bien moi qui vous écris toujours comme je pense, comme je suis. Aussi, en ai-je pris mon parti. Si vous trouvez désormais mes lettres plus sérieuses, c’est que je suis devenu plus sérieux. Peut-être m’aimerez-vous moins ainsi. Mais que voulez-vous? J’aime mieux vous montrer toujours toute ma pensée, tout mon coeur, alors même que vous les trouveriez moins bien. Ce serait toujours avec remords que je vous cacherais quelque chose de l’état actuel de mon âme.

Eh bien! oui, je suis devenu sérieux. Qu’y a-t-il là d’extraordinaire? Résolu à me donner tout entier à la cause de Dieu, faut-il s’étonner qu’une grande tristesse me prenne chaque fois, que je considère l’état déplorable où les passions réduisent la vérité; que, d’un autre côté, de vives espérances me soutiennent, quand je vois la marche triomphante du catholicisme depuis le berceau du monde et que je vois, dans ses succès passés, un gage certain de ses victoires futures? Je contemple avec transport cette grande lutte du bien et du mal, dans laquelle je suis appelé à prendre une part active. Je m’indigne contre les jeunes catholiques, que Dieu a doués de grands talents, qu’ils perdent et enfouissent, au lieu de les employer à répandre la lumière, et dont il leur sera demandé un compte terrible. Je frémis à la pensée des jugements d’en haut sur ces hommes mauvais, qui se donnent la mort en la donnant à la société; et le fruit de toutes ces réflexions qui sont mes pensées habituelles, c’est un violent désir de contribuer, de tous mes efforts et selon mes facultés, à la grande régénération qui se prépare et que la marche actuelle des choses me rend tous les jours plus évidente.

Avec de telles pensées, je vis aisément dans la retraite et je sens que j’aurais besoin d’y vivre longtemps encore pour me préparer à remplir ma mission. Je sens aussi parfois que le commerce des hommes pourrait m’être utile, mais il me semble que déjà j’en connais assez pour juger de ce qu’ils sont. Et puis, les maux de la société ne sont pas tels qu’on ne puisse les étudier d’un peu loin. Je crois même qu’il est bon de semble mettre quelquefois à distance, afin de mieux juger les événements et les crises. C’est que nous sommes bien malades; c’est que c’en est fait de la société, qu’elle est morte et que je ne crois pas au miracle de sa résurrection.

Que de siècles faudra-t-il pour pouvoir, de cette France qui n’est plus, reformer une France nouvelle? Que de déchirements affreux, que de choses pénibles, avant de reconstruire cet édifice écroulé! Au train dont vont les choses, si l’Europe ne nous force pas de nous réunir pour repousser ses soldats, je ne crois pas que dix ans semble passent sans que nous nous morcelions en une douzaine de lambeaux. Nous deviendrons autant d’états séparés qu’il y a de couleurs politiques. Le Midi, la Bretagne, Lyon, le Nord et l’Est, toutes ces grandes portions de la France formeront autant de divisions, et nous aurons tout au plus un Etat fédératif. Paris ne pouvait espérer de prépondérance politique qu’autant qu’il conservait une supériorité morale. Or, Paris perd tous les jours cette supériorité. Les provinces prennent tous les jours pour Paris une haine plus forte, un mépris plus profond. Paris c’est le despote de la France, et l’on ne veut pas plus de ce despotisme-là que de l’autre. La presse départementale bat en brèche la presse parisienne. Vous avez pu voir comment ont été accueillis les fanfaronnades de la Gazette. Le pouvoir lui-même semble retire de la Chambre des députés, où il s’assit pendant quinze ans, pour semble disséminer partout où il y a un collège électoral. Or, Paris perdant sa puissance morale, la presse et le pouvoir, que devient-il? Et si les extrémités de la France, qui semble réunissaient à Paris, ne s’y rencontrent plus, quel lien les retiendra désormais? L’arbitraire, tel qu’on le fait en Vendée, ne pourrait, à mon avis, retarder la dissolution. Car, si le mouvement était un moment comprimé, l’arbitraire ne pourrait cesser (et il est de l’arbitraire d’avoir une courte durée), l’arbitraire ne pourrait cesser sans hâter les progrès du mal, ou plutôt sans les laisser voir, comme ces objets conservés quelque temps avec de la glace et qui semble décomposent, à mesure qu’on les fait dégeler.

Le mouvement de progrès opéré par le catholicisme, mouvement insensible encore mais qui développera bientôt des germes précieux, ce mouvement ne sauvera pas la France, quand même il s’opérerait dans son sein, parce que si le catholicisme doit être éternel, il n’est pas dit que tout pays où il y a des catholiques doive l’être et braver avec un égal succès les attaques des ennemis communs. Les mêmes destinées ne sont pas promises aux doctrines politiques et aux croyances religieuses, et la tempête qui ne fait qu’agiter le vaisseau à trois ponts submerge souvent la nacelle qui le suit. Pour moi, j’en ai pris mon parti. J’ai quitté la nacelle, j’ai cherché un refuge dans le vaisseau et je plains de tout mon coeur ceux qui ne font pas ainsi.

Mais j’oubliais de vous demander pourquoi vous êtes resté trois mois sans m’écrire. Je ne puis croire que la santé de Madame votre mère vous cause aucune inquiétude, puisque j’ai su indirectement, il y a déjà longtemps, qu’elle était en convalescence. Seriez-vous malade vous-même? Répondez-moi, je vous en prie, car j’ai besoin de vos lettres. Il me prend, par moment, des boutades de susceptibilité, et j’ai alors envie de me fâcher; mais je n’ai pas le courage de soutenir ma colère. C’est un aveu, dont je vous prie de ne pas profiter.

Donnez-moi des nouvelles de Gouraud, qui probablement n’a pas reçu à Paris les deux lettres que je lui écrivis à votre sujet. Que fait Thiébault, et ce bon M. Bailly? Je veux absolument savoir ce que fait M. Bailly. Je lui écrivis, il y a six mois; il n’a pas jugé à propos de me répondre. Dites-lui bien que je ne lui en veux pas, mais que je serais bien heureux qu’il voulût bien ne pas m’oublier. Savez-vous ce que fait Brézé à Rome? Pourriez-vous me donner son adresse? Il n’y a que très peu de temps que j’ai été assuré qu’il avait pris la soutane. Si je l’avais su plus tôt, je lui aurais écrit. Il est possible que je le fasse. Ainsi, si vous le savez, apprenez-moi où je le trouverai.

Adieu, bel et bon ami. Aimez-moi. C’est avec quelque peine que je vous fais cette recommandation, parce que j’ai dans ce moment un vilain soupçon qu’elle pourrait être utile. Aimez-moi.

Emmanuel.
Notes et post-scriptum
1. Voir des extraits dans *Notes et Documents*, t. Ier, p. 183. La date est donnée par conjecture. Le cachet de la poste de Montagnac, d'où toutes les lettres de Lavagnac étaient expédiées, porte distinctement septembre 1832, mais le quantième du mois, très effacé, peut semble lire, 3, 5 ou autrement; par ailleurs, le cachet de la poste à l'arrivée, assez effacé lui aussi, porte 10 très nettement, et nous savons, par toutes les autres lettres, que celles-ci mettaient habituellement cinq jours pour être transportées de Montagnac à Paris.1. Voir des extraits dans *Notes et Documents*, t. Ier, p. 183. La date est donnée par conjecture. Le cachet de la poste de Montagnac, d'où toutes les lettres de Lavagnac étaient expédiées, porte distinctement septembre 1832, mais le quantième du mois, très effacé, peut semble lire, 3, 5 ou autrement; par ailleurs, le cachet de la poste à l'arrivée, assez effacé lui aussi, porte 10 très nettement, et nous savons, par toutes les autres lettres, que celles-ci mettaient habituellement cinq jours pour être transportées de Montagnac à Paris.