Vailhé, LETTRES, vol.1, p.338

7 sep 1832 Lavagnac, ESGRIGNY Luglien de Jouenne
Informations générales
  • V1-338
  • 0+109|CIX
  • Vailhé, LETTRES, vol.1, p.338
Informations détaillées
  • 1 AMITIE
    1 AMOUR DIVIN
    1 AMOUR-PROPRE
    1 CONNAISSANCE DE SOI
    1 DESESPOIR
    1 LIVRES
    1 PARESSE
    1 PROVIDENCE
    1 REVOLUTION
    1 SENTIMENTS
    1 SOUFFRANCE
    1 TENTATION
    1 TRAVAIL DE L'ETUDE
    1 VERTU DE FORCE
    2 JOB, BIBLE
  • A MONSIEUR LUGLIEN DE JOUENNE D'ESGRIGNY.
  • ESGRIGNY Luglien de Jouenne
  • le 7 septembre [1832].
  • 7 sep 1832
  • Lavagnac,
  • Monsieur
    Monsieur Luglien de Jouenne d'Esgrigny,
    rue Duphot, n° 11.
    Paris.
La lettre

Permettez-moi, mon cher Luglien, de vous dire que si vos maux me causent une peine vive, ils me jettent encore dans un certain étonnement. Vos douleurs, pour se guérir, ont besoin de s’épancher, et vous les enchaînez au fond de votre coeur, au lieu de les décharger dans le mien. Vous les comprimez, vous les laissez ronger tout sentiment énergique en vous, vous succombez à une paresse qui les aigrit de plus en plus.

Cher ami, je vous en conjure, donnez-moi un peu plus de détails sur votre position, car je me trompe beaucoup, si la nécessité où ces détails à me donner vous forceront à rentrer en vous-même ne vous fait pas un grand bien. Réfléchissez sur mille sentiments qui vous étouffent, parce qu’ils ne se présentent pas distinctement à vous. Mon ami, parlez-moi plus longuement de vous, et pour vous et pour moi. J’ignore, mon cher, si dans ce moment votre esprit est capable de porter la vérité. Hélas! Tant de gens fléchissent sous son poids, lorsqu’ils sont sur le point de tomber, que je vous dis avec crainte des choses qui vous déchireront, si elles ne vous guérissent pas. Vous ne pouvez sortir de votre état que par la distraction. Lutter directement contre votre chagrin serait l’irriter, jeter du vinaigre dans la plaie vive. Vous avez besoin de distraction, et cette distraction, vous devez la puiser dans l’étude. Vous devenez paresseux, mon cher. Ou je me trompe beaucoup, ou vous vous faites un tort infini par cette faiblesse, à laquelle vous cédez en n’étudiant pas. Votre esprit a besoin d’un aliment étranger, si vous ne voulez qu’il se ronge lui-même, comme il fait depuis quelque temps. Vous avez grandement à vous reprocher de ne rien faire, mais surtout de ne pas vous livrer à des sujets plus sérieux dans le peu que vous faites. Prenez donc une bonne fois la résolution d’être un homme, et n’accusez ni la Providence ni votre siècle de torts que vous ne devez imputer qu’à vous seul.

La tourmente révolutionnaire et intellectuelle de notre époque brise sans doute bien des intelligences, mais c’est une épreuve, à laquelle peut et doit résister tout ce qui a la connaissance de soi, la conscience de ses forces. Or, vous avez la conscience de vos forces, vous l’avez beaucoup trop peut-être et vous vous désespérez. Connaissez mieux vos destinées et sachez bien que tout homme qui ne veut pas semer en vain doit se mettre sous la main de Dieu et travailler pour lui. Cette vérité, l’amour-propre, la repousse de bien des têtes. Oh! si nous savions nous considérer comme les instruments intelligents de la Providence, si nous nous persuadions bien que le mérite de notre mission ne doit pas être pesé dans une balance humaine, et que les mieux récompensés ne sont pas toujours ceux dont le succès extérieur est le plus grand, combien nos pensées changeraient et avec quel courage n’entreprendrions-nous pas notre tâche? Mais non; nous voulons raisonner avec Dieu; nous voulons supputer jusqu’où montera la fumée dont on encensera nos travaux. Et Dieu repousse ceux qui ne travaillent pas pour lui; et ces nuées fécondes que la mer envoyait pour rafraîchir la terre se transforment en nuées stériles qui n’apportent qu’une plus pesante chaleur.

Mon cher, je vous en conjure, travaillez. Le travail est une nécessité dont les ennuis sont grands, mais c’est le seul moyen d’éviter des chutes et des ennuis plus grands encore.

Vraiment, vous m’avez fait frémir, quand vous m’avez parlé de vos tentations, mon cher ami. Votre coeur éprouve donc de bien fortes secousses. Et où Dieu se trouve-t-il dans votre coeur? N’y serait-il plus? Vous me dites: « Avec un peu plus de clémence, on m’aurait fait tout autre. » Je vous conjure, par toute l’amitié que j’ai pour vous, de m’apprendre ce qui a pu briser ainsi les ressorts de votre âme, en comprimer les élans. Peut-être sera-t-il possible de lui rendre son énergie. Mon cher, je vous en conjure, ne vous désespérez pas. Les hommes vous repoussent; regardez Dieu, surtout éloignez de votre esprit cette espèce de fatalité, à travers laquelle vous regardez sa volonté toute bonne, toute paternelle. « Dieu l’a voulu« , répétez-vous sans cesse. Cet inflexible refrain m’a plus glacé sous votre plume que la désespérante exclamation du musulman qui dit: « C’était écrit. » Dieu l’a voulu, dites-vous; prenez garde qu’il l’ait seulement permis.

Aimez-le donc un peu plus le bon Dieu, afin de trouver ce que vous n’aurez jamais loin de lui. Mon bon Luglien, surtout ne vous désespérez pas. Soumettez-vous et jetez-vous dans son sein.

Connaissez-vous le livre de Job? A mesure que j’avance en âge, ce livre me paraît plus admirable, à cause de la vérité des douleurs qu’il y peint. Comme vous, Job aussi se plaint de l’abandon dans lequel Dieu le laisse. Cur faciem tuam abscondis et arbitraris me inimicum tuum? Contra folium quod vento rapitur ostendis potentiam tuam et stipulam siccam persequeris. Scribis enim contra me amaritudines et consumere me vis peccatis adolescentiae meae…. Homo natus de muliere brevi vivens tempore, multis repletur miseriis. Lisez ces plaintes d’un homme écrasé sous le poids de la justice divine, et plaise à Dieu qu’après les avoir lues vous ne disiez pas, comme Job à ses amis: « Verbosi amici mei. »

Du courage, du courage! Et si vous avez celui de vous plonger dans l’océan de l’amour, croyez que la vie circulera de nouveau dans vos veines, que la force vous reviendra; et quant à votre avenir, vous le verrez toujours magnifique, quand vous saurez prendre Dieu pour terme de votre carrière.

Adieu. Je ne puis m’arrêter plus longtemps, mais soyez sûr que vous serez vous-même obligé de me pardonner, quand vous verrez tout le désir que j’ai de voir renaître en vous la confiance dans une cause qui est la vôtre, en même temps que l’énergie capable d’expulser de votre coeur les ennuis qui le consument.

Adieu.

Emmanuel.
Notes et post-scriptum