Vailhé, LETTRES, vol.1, p.351

9 oct 1832 Montpellier, ESGRIGNY Luglien de Jouenne
Informations générales
  • V1-351
  • 0+113|CXIII
  • Vailhé, LETTRES, vol.1, p.351
Informations détaillées
  • 1 AMITIE
    1 ARMEE
    1 CATECHISME
    1 CELLULE
    1 IMITATION DES SAINTS
    1 LUTTE CONTRE LE MAL
    1 MENSONGE
    1 NEGLIGENCE
    1 PARENTS
    1 PROVIDENCE
    1 SEMINAIRES
    1 SEMINARISTES
    1 TONSURE
    1 TRANSPORTS
    1 TRAVAIL DE L'ETUDE
    1 VERTU DE PAUVRETE
    1 VOYAGES
    2 CHARANCY, GEORGES-LAZARE BERGER DE
    2 CHARLES BORROMEE, SAINT
    2 COLBERT, CHARLES-JOACHIM
    2 DU LAC, JEAN-MELCHIOR
    2 PARLADERE, MARIE-ANTOINE
    2 TIBERE
    3 AUTUN
    3 CAPRI
    3 EST
    3 MIDI
    3 MONTPELLIER
    3 MONTPELLIER, CITADELLE
    3 SAINT-PAPOUL
  • A MONSIEUR LUGLIEN DE JOUENNE D'ESGRIGNY (1).
  • ESGRIGNY Luglien de Jouenne
  • le 9 octobre [1832].
  • 9 oct 1832
  • Montpellier,
  • Monsieur
    Monsieur Luglien de Jouenne d'Esgrigny,
    rue Duphot, n° 11.
    Paris.
La lettre

Voilà déjà trois jours que je suis dans le Séminaire, mon cher Luglien, et je désire vivement recevoir quelque réponse aux lettres que je vous ai adressées dernièrement. Rien ne peut vous exprimer l’ennui que j’éprouve, quand chaque jour je vois passer l’heure du courrier sans rien recevoir de vous. Il est fort heureux, comme je crois vous l’avoir dit, que je vous aime assez pour n’être plus susceptible. J’aurais, certes, beau sujet de me formaliser, quand je vois tous mes conseils, toutes mes prières, toutes mes supplications à vau l’eau. Et quand vous répondez à toutes mes sollicitations de dégourdir vos doigts par le silence dont je ne comprends pas bien le sens, vous m’affligez vraiment. Car, voici comment je raisonne. Ecoutez un argument en forme, dans tout le luxe de sa pesanteur. Ou vous dites la vérité, ou vous ne la dites pas. Si vous la dites, vous devez m’écrire, puisque vous m’assurez que vous m’aimez et que vous devez me le prouver en m’écrivant. Si vous ne la dites pas, vous devez m’écrire encore pour soutenir votre mensonge, que votre négligence semble tellement fortifier.

J’ai changé de cellule et, de ma fenêtre, je jouis d’une vue assez agréable. Je suis au Levant et je pourrai, en été, voir de mon lit le soleil se lever. Je vois les soldats tirer au blanc sur les murs de la citadelle, et si jamais vous veniez dans le Midi, je pourrais, de cette fenêtre, voir la voiture qui vous porterait dans ses flancs.

« De quoi vous parlerai-je, pères conscrits, ou plutôt de quoi ne vous parlerai-je pas? » écrivait Tibère au Sénat romain, du fond de Caprée. De quoi ne vous parlerai-je pas, aussi, moi? vous dirai-je, du fond de mon Séminaire, du fond de ma Trappe intellectuelle. Savez-vous ce qu’il y a de plus ennuyeux? C’est d’avoir à réciter par coeur une soixantaine de pages du Catéchisme de Charancy, que personne ne se donne la peine d’apprendre(2); c’est d’avoir des examinateurs, qui se croient obligés de ne pas vous laisser omettre une syllabe. Du reste, la vie séminaristique s’annonce devoir être assez douce pour moi. Je suis résolu à ne pas me tuer de travail. L’année passée, j’en fis peut-être un peu trop; celle-ci, je me modère. Moyennant quoi, je compte que j’irai doucement mon petit bonhomme de chemin.

J’ai trouvé, en fouillent les papiers que j’avais laissés ici, une lettre que j’avais commencée pour vous, il y a trois mois. Vous ne savez pas sans doute que je suis tonsuré. car c’est dans la lettre que j’ai oublié de terminer que je vous l’apprenais(3). Eh bien mon cher, je suis tonsuré. Vous ne pourriez me faire une contusion, me donner un coup de bâton, par exemple, suadente diabolo, sans être excommunié ipso facto. Vous voyez quels sont mes privilèges. Autrefois, ils étaient plus considérables encore; mais aujourd’hui, ce sont des droits que l’on ne veut plus reconnaître. Un tonsuré, jadis, pouvait être bénéficier. Mais le moyen d’être bénéficier, quand il n’y a plus de bénéfices?

Eh bien! je ne regrette pas ces temps heureux, où l’on pouvait jouir paisiblement d’une abbaye de cinquante ou soixante mille livres de rente, moyennant quelques prières qu’on disait ou qu’on ne disait pas. J’aime encore mieux la carrière de pauvreté, de combats, de sacrifices, le carrière des expiations. Peut-être même l’aimé-je trop, je veux dire trop humainement. Je suis toujours à voir ce qu’il y a de noble, de grand, de sublime dans la lutte du prêtre contre le mal; mais je ne pense pas assez que le prêtre ne doit s’y compter pour rien, et je m’y compte pour quelque chose, pour beaucoup trop. Laissez-moi tout vous dire. J’ai sur le coeur là-dessus mille sentiments dont je voudrais vous faire part, et je ne le puis, parce que votre silence me gêne, parce que je ne sais plus où en est votre âme, et qu’il est essentiel que je le sache pour pouvoir convenablement m’entretenir avec elle. Ah! mon cher, si vous saviez combien ce malheureux silence me fait de mal, vous y mettriez un terme, j’en suis sûr.

On lisait hier dans la Vie de saint Charles Borromée qu’il ne voulut pas former de liaisons, pour mieux servir Dieu. Chacun fait là-dessus comme il l’entend. Il y a assez d’exemples de saints qui se sont aimés, que l’amitié même a rendus plus saints, pour que je n’aie aucun scrupule de ne pas imiter saint Charles. Mais il faut pourtant convenir qu’il se débarrassait de bien des ennuis, et qu’il était bien heureux de voler de plein vol dans le sein de Dieu. Prenez, je vous en conjure, mes observations dans le sens que je vous les adresse. Profitez-en, si vous en avez la force, et mettez-moi dans le cas de pouvoir répandre devant vous mon coeur sans gêne et sans contrainte.

Quand vous recevrez ma lettre, deux de vos amis seront bien près de se voir. Du Lac doit venir à Montpellier, et peut-être pour longtemps. Ses parents consentent à le lâcher pour l’envoyer prêter serment d’avocat devant la cour royale. Peut-être profitera-t-il de ce voyage pour se fixer ici, dans cette maison. C’est un espoir, auquel je tiens beaucoup. Mon désir le plus vif est de voir du Lac heureux, et je le vois tellement souffrant dans le monde, parce qu’il y est déplacé, que je ne puis croire à son bonheur, tant qu’il ne sera pas là où la Providence l’appelle par la voix de tous les prêtres qu’il a consultés.

Adieu, mon cher ami. Aimez-moi, je vous en conjure, et croyez à toute la force, à toute l’énergie de mon amitié.

Notes et post-scriptum
1. Voir des extraits dans *Notes et Documents*, t. Ier, p. 114, 295.
3. Voir la lettre du 18 juillet 1832 à Gouraud.2. Georges-Lazare Berger de Charancy, né à Autun en 1689, évêque de Saint-Papoul en 1735, transféré en 1738 au siège de Montpellier, où il mourut en 1748. Grand adversaire du jansénisme qu'il extirpa de son premier diocèse, il cassa, à peine arrivé à Montpellier, les actes de son prédécesseur Colbert et refit son *Catéchisme*, que Rome avait condamné. M. l'abbé Parladère, à l'érudition obligeante de qui nous devons ces renseignements, comme d'autres de même nature, a soin d'ajouter que le *Catéchisme* de Charancy ne se trouve pas à la Bibliothèque nationale de Paris.