Vailhé, LETTRES, vol.1, p.356

27 oct 1832 [Montpellier], ESGRIGNY Luglien de Jouenne
Informations générales
  • V1-356
  • 0+115|CXV
  • Vailhé, LETTRES, vol.1, p.356
Informations détaillées
  • 1 APATHIE SPIRITUELLE
    1 APOSTOLAT DE LA CHARITE
    1 ASCESE
    1 BERGER
    1 CLERGE
    1 COLERE
    1 DOUTE
    1 ECRITURE SAINTE
    1 ENCYCLIQUE
    1 EPISCOPAT
    1 LACHETE
    1 MAITRISE DE SOI
    1 PAGANISME
    1 PARESSE
    1 PEUR
    1 PRUDENCE
    1 REFORME DU CLERGE
    1 SIGNE DE LA CROIX
    1 TENTATION
    1 TRISTESSE
    1 VOLONTE DE DIEU
    2 CHARLES BORROMEE, SAINT
    2 LACORDAIRE, HENRI
    2 LAMENNAIS, FELICITE DE
    2 PAUL, SAINT
    2 PIE V, SAINT
    2 VINCENT DE PAUL, SAINT
    3 FRANCE
    3 ITALIE
    3 MILAN
  • A MONSIEUR LUGLIEN DE JOUENNE D'ESGRIGNY (1).
  • ESGRIGNY Luglien de Jouenne
  • le 27 octobre [1832].
  • 27 oct 1832
  • [Montpellier],
  • Monsieur,
    Monsieur Luglien de Jouenne d'Esgrigny,
    rue Duphot, n° 11.
    Paris.
La lettre

Vous avez bien raison de m’aimer, bon petit père, car je suis, il faut en convenir, fait d’une bonne pâte. J’étais grandement en colère contre vous, et j’avais promis de ne plus écrire que je ne reçusse de vos nouvelles. Et dès que votre lettre paraît, ma colère s’apaise et je ne puis faire autre chose que de prendre la plume, pour vous dire que j’ai le coeur palpitant de plaisir.

Vous êtes donc toujours triste, mon bon ami, et votre âme ne peut plus s’épanouir, reprendre sa fraîcheur. Je vous plains, comme vous savez et comme il n’est pas besoin de vous le répéter pour la centième fois. Mais vous ne sauriez pourtant croire combien je suis peiné de l’état de torpeur auquel vous vous laissez aller. Vous perdez, ce me semble, une qualité bien précieuse, que j’avais cru reconnaître en vous, l’empire de vous-même. Vous cédez à la tentation, comme elle vient; vous marchez où elle vous pousse. Que je crains qu’elle ne vous pousse là où vous ne voudriez pas aller! Je suis persuadé que vous sentez bien ce que je vous dis, mais je voudrais que vous le sentissiez d’une manière efficace. Allons, allons! Levez les yeux au ciel et sachez aimer.

Je suis tout étonné d’un de ces paradoxes sublimes, qu’on rencontre quelquefois dans saint Paul et qui vous est bien applicable; il s’adresse aux Ephésiens: Videte quomodo caute ambuletis; leur dit-il, non quasi insipientes, sed quasi sapientes; redimentes tempus quoniam dies mali sunt. Voilà la condamnation des trois quarts et demi des chrétiens. Les païens pourront dire: « J’ai cédé au torrent. » Ceux qui n’ont pas la foi pourront représenter que, venus dans un temps de doute, ils ont participé à l’aveuglement général. Mais les chrétiens! Pensent-ils que tout sera dit quand ils observeront qu’il a fallu se prêter aux circonstances, qu’ils ne pouvaient pas réformer leur siècle, que, s’ils ont perdu le temps, c’est qu’il n’y avait aucun bien à faire? Cette excuse ne les absoudra pas. Et pourtant, que de gens, vieux et jeunes, courbent la tête et disent: « Les jours sont mauvais, » et ils dorment là-dessus, et ils gémissent, et ils assurent, les larmes aux yeux, que Dieu les a fait venir dans un temps bien affreux pour les amis de la religion; et puis, ils croisent les bras et pensent que c’est tout. Les lâches!

Ils ne savent donc pas que la patrie du chrétien, c’est un champ de bataille, et que, selon la pensée d’un saint évêque de France, tout lieu est la patrie du brave; que plus l’ennemi presse, plus il faut serrer les rangs et présenter un front inexpugnable! Ils ne connaissent pas quelle est la vertu régénératrice qui fait la base du catholicisme, que tout homme qui a été marqué du signe de la croix a un arsenal inépuisable où il trouvera de nouvelles armes, si les siennes se brisent dans ses mains! Ils ne sentent pas cela; et, considérant la foi avec des yeux tout humains, ils doutent presque qu’elle puisse résister aux attaques dirigées contre elle, et ils se contentent de rester immobiles, de peur, disent-ils, que de nouvelles démonstrations n’attirent de nouveaux assauts. Ainsi, ils se font un rempart de leur faiblesse, ils ne trouvent d’asile qu’au fond de leur pusillanimité; et si on les presse de s’expliquer, ils font observer que saint Paul a dit: Videte quomodo caute ambuletis!

Oui, sans doute, il faut marcher avec prudence, mais, enfin il faut marcher. Il ne faut pas rester immobile, surtout il ne faut pas reculer. Il faut marcher, il faut réparer le temps perdu, il faut racheter le temps, et pourquoi? Est-ce parce que les voies sont devenues plus faciles? parce que le ciel ne menace plus de nouvelles tempêtes? parce que les ennemis se sont retirés? Non; parce que les jours sont mauvais, quia dies mali sunt. Voilà la prudence de saint Paul.

Sans doute, ce n’est pas celle des gens qui songent à leur intérêts avant de songer à ceux de Dieu; mais c’est celle des chrétiens qui le sont plus que de nom.

Telle devrait être la vôtre, bel ami, parce que la lâcheté ne vous est pas naturelle, parce qu’au contraire vous devez savoir ce que Dieu vous demande, et que ce n’est jamais par l’oisiveté et par la paresse qu’on accomplit sa volonté.

J’admire souvent comment les saints ont interprété ce passage, ceux surtout qui étaient appelés à exercer une grande action sur la société. Saint Charles Borromée, par exemple, qui, mort à quarante-six ou quarante-huit ans, gouverna pendant plusieurs années l’Eglise sous le pontificat de son oncle et qui, rendu à son diocèse, où la religion n’était pas même un nom, où le clergé luttait avec le peuple de corruption et de licence, réforma ses prêtres, converti les simples fidèles et exerça une influence si grande sur toute l’Italie. Saint Vincent de Paul, qui, pauvre gardeur de brebis pendant son enfance, et plus tard simple prêtre, rappela à l’Eglise de France ce que c’est que la charité, et contribua si puissamment à rendre à l’épiscopat français sa gloire pâlissante au milieu des troubles de la religion! On a beau dire, ces hommes avaient pris le bon parti; ils avaient attaqué le mal là où il était; ils avaient frappé l’ennemi au front, c’est-à-dire à la partie faible, et ils triomphèrent. Ce qui a été fait, il faut encore le faire. Il faut racheter le temps, c’est-à-dire l’employer avec d’autant plus d’ardeur qu’on en a perdu davantage. Il faut surtout lever les yeux en haut et voir quelle en est la valeur, puisque Dieu le compare à l’éternité.

Croyez-moi, mon cher, prenez-en votre parti et expulsez loin de vous tous ces sentiments qui pourraient vous faire croire que vous êtes excusable. Je vous parle en toute sincérité, vous ne l’êtes pas. Savez-vous ce que l’Ecriture dit du paresseux? Vult et non vult piger. Desideria occidunt pigrum… Tota die concupiscit et desiderat. Sicut ostium vertitur in cardine suo, ita piger in lectulo suo. N’est-ce pas là l’état de votre coeur? Et ce passage: Sapientior sibi videtur piger septem viris loquentibus sententias. En comprenez-vous l’application? Croyez-moi, mon ami, vous êtes paresseux, et si vous ne l’êtes pas encore, vous êtes dans une grande mollesse, ce qui ne vaut guère mieux.

L’encyclique(2) a produit ici un assez bon effet, en ce qu’elle a amené la déclaration des membres de l’Agence, déclaration extrêmement salutaire aux amis de l’Avenir. Plusieurs évêques en paraissent ravis. Je ne vous parle pas du clergé, je n’en ai pas le temps aujourd’hui. Adieu.

Emmanuel.
Notes et post-scriptum
1. Cette lettre est reproduite en partie dans les *Notes et Documents*, t. Ier p. 257-258.1. Cette lettre est reproduite en partie dans les *Notes et Documents*, t. Ier p. 257-258.
2. Il s'agit de l'encyclique *Mirari vos*, du 15 août 1832, qui condamna les erreurs de l'abbé de la Mennais. Celui-ci, ainsi que Lacordaire et Montalembert, membres de l'*Agence générale pour la défense de la liberté religieuse*, envoyèrent aux journaux une déclaration de soumission.