Vailhé, LETTRES, vol.1, p.360

31 oct 1832 [Montpellier], ESGRIGNY Luglien de Jouenne
Informations générales
  • V1-360
  • 0+116|CXVI
  • Vailhé, LETTRES, vol.1, p.360
Informations détaillées
  • 1 ADORATION
    1 AMITIE
    1 AMOUR DIVIN
    1 APOSTOLAT
    1 CHARITE ENVERS DIEU
    1 CHARITE ENVERS LE PROCHAIN
    1 EPREUVES
    1 LOISIRS
    1 PARESSE
    1 PREDICATION
    1 PURIFICATIONS SPIRITUELLES
    1 SAINTE COMMUNION
    1 SEMINAIRES
    1 TRISTESSE
    1 UNION DES COEURS
    1 VERTUS THEOLOGALES
    1 VOCATION
    1 VOIE UNITIVE
    2 DELPECH, CHIRURGIEN
    2 DU LAC, JEAN-MELCHIOR
  • A MONSIEUR LUGLIEN DE JOUENNE D'ESGRIGNY (1).
  • ESGRIGNY Luglien de Jouenne
  • veille de la Toussaint [1832].
  • 31 oct 1832
  • [Montpellier],
  • Monsieur
    Monsieur Luglien de Jouenne d'Esgrigny,
    rue Duphot, n° 11.
    Paris.
La lettre

Je vous remercie, mon cher Luglien, de la lettre que vous avez écrite à du Lac. Il en a été si content que ce lui a été un besoin de m’écrire, pour m’en parler et pour m’en citer quelques phrases. Tant que vous écrirez de telles lettres à du Lac, vous pouvez vous dispenser de m’écrire. Du Lac a plus besoin de vos lettres que moi. Je lui cède bien volontiers le temps qui m’appartient dans votre correspondance. Je suis bien aise que vous approuviez enfin la vocation de ce bon Melchior et que vous lui donniez vos conseils en conséquence. C’est très bien, parce que je vois avec plaisir que vous renoncez à votre idée première sur son compte. Encouragez-le, fortifiez-le de toute l’énergie de votre amitié pour lui. Frappez, tant que vous pourrez, sur sa paresse, sur sa nonchalance; brisez cette glace sous laquelle il s’engourdit quelquefois. Vous ferez une oeuvre agréable à Dieu, et le bien que vous ferez à votre ami ferez germer en vous une disposition à devenir meilleur.

Mais je vous en conjure, si vous voulez lui parler des maux, des peines, des crève-coeurs auxquels il doit s’attendre dans le ministère, n’entrez pas dans les détails. Dans ce moment, il n’est pas nécessaire de l’effrayer; et puis, prophétiser sur l’avenir d’un prêtre, c’est chercher ce qui est au-dessus de toute vue humaine. Quand Dieu appelle quelqu’un aussi positivement que du Lac est appelé, il faut seconder ses desseins sur cette âme privilégié, mais baisser les yeux sur les dons qu’il lui destine. Jamais personne ne pourra découvrir ce qui se passe dans les communications d’une âme, qui s’est jetée dans le sein de Dieu, avec Dieu même; chacune de ces communications est si variée, les voies sont si différentes, qu’un prêtre même ne peut en quelque sorte parler, que de ce qui le concerne, à moins qu’il n’ait reçu des grâces particulières pour le discernement des esprits.

Mais vouloir du milieu du monde juger l’avenir d’un ecclésiastique, c’est chose impossible. Moi-même, en entrant ici, je ne me doutais nullement de la manière dont il plaît à Dieu de façonner ceux mêmes qui sont les plus tièdes, les plus froids pour lui. Il me semble que je vois quelque chose du monde nouveau, dans lequel je fais les premiers pas, mais je comprends très bien que je ne vois pas tout ce que j’espère voir un jour, ce que je verrais déjà peut-être, si j’avais été moins infidèle à cette voix intérieure qui me sollicite de me donner tout à Dieu.

Etre à Dieu, vivre en Dieu, de Dieu, pour Dieu, on ne se fait pas une idée de cela, on ne se fait aucune idée des douleurs et joies que cette union procure. Comment comprendre sans l’avoir éprouvé ce déchirement, ce brisement absolu d’un être qui s’élance dans le sein de son auteur! Ce commerce, qui s’établit entre les puissances d’une intelligence créée et les puissances de l’intelligence infinie! Aimer comme Dieu, vouloir comme Dieu, penser comme Dieu ! Savez-vous qu’avant d’en venir là, il faut passer par les flammes purificatrices d’un sacrifice absolu? Et ces flammes, qui peut les concevoir? Qui peut savoir ce qu’ont éprouvé ceux que Dieu fait passer par les horribles ténèbres de la contemplation?

Mais il me semble que je prends un peu le ton sermon, et je voulais vous faire mes excuses de vous avoir trop prêché dans ma dernière lettre. Mon bon ami, pardonnez-moi de prendre si souvent ce genre avec vous. J’en suis d’autant plus fâché que je voudrais vous adoucir vos ennuis, vous parler de choses qui vous fissent du bien. Je voudrais vous faire sentir tout ce qu’il y a de beau dans les rapports de Dieu avec l’homme, et je m’y prends fort mal. C’est pourtant quelque chose de bien admirable que les effets de l’amour.

L’autre jour, après ma communion, adorant Notre-Seigneur, je me sentais comme pressé, pour satisfaire l’amour qu’en ce moment il me donnait pour lui, d’aimer tous les hommes, d’aimer mille fois plus mes amis, car je pensais à vous, et je le remerciais et je trouvais qu’en effet l’amour de Dieu doit être sans bornes, s’étendre à tout, embraser tout. Quand me direz-vous, mon cher, que vous m’aimez pour l’amour de Notre-Seigneur? Alors je croirai votre amitié inébranlable, car vous ne savez pas quelle est la force du sang de Jésus-Christ pour cimenter l’union des âmes. Allons à Dieu, Luglien; allons à l’amour, à la vie; allons à notre centre, à notre bonheur. Sachons aimer, sachons croire, sachons espérer, sachons nous connaître.

Vous ne sauriez vous faire une idée de la tristesse que Vous me causez, quand vous me dites que vous allez dans le monde, qui, vous en conviendrez, vous ennuie plus d’une fois. Que le bal vous enivre quelquefois, qu’une jeune fille vous fasse tourner la tête toute une soirée, et même un peu dans votre lit, je le comprends fort bien; mais je me serai bien trompé, si votre réveil n’est pas pénible. Du reste, ne croyez pas que je me propose de vous dégoûter du monde. C’est un fruit dont certaines personnes peuvent manger sans trop grand danger, jusqu’à ce que la satiété les arrête; mais je comprends fort bien comment le commerce de certains hommes et de certaines femmes altère, détruit même la délicatesse des rapports que Dieu se plaît à établir avec ceux qui l’aiment. Je comprends fort bien comment il en résulte pour l’âme qui sort, d’elle-même une certaine grossièreté d’appétits, dont elle ne se rend pas compte et qu’elle ne reconnaît qu’après être revenue à Dieu(2).

Il est arivé ici, il y a deux jours, un évènement affreux. M. Delpech, chirurgien connu, a été assassiné avec son domestique. Voici quelques détails qui pourront vous intéresser et que je vous garantis. M. Delpech avait soigné un riche commerçant de Bordeaux qui avait une maladie secrète. La gangrène s’étant mise à la plaie, M. Delpech signifia au malade qu’il avait à choisir entre la mort et l’amputation des testicules. Celui-ci se soumit à l’amputation et guérit parfaitement. Quelque temps après, il veut se marier et demande la fille du maire de Bordeaux. Il paraît que l’on s’était douté de quelque chose et l’on écrivit à M. Delpech pour demander des renseignements. M. Delpech dit la vérité et le mariage fut rompu. Le négociant furieux vient ici et veut forcer M. Delpech à rétracter ce qu’il a avancé. M. Delpech s’y oppose toujours, lui représentant qu’il l’avait guéri, mais qu’il devait savoir comment. M. Delpech avait un établissement orthopédique, aux portes de Montpellier. Le négociant loue une maison en face, épie le moment où M. Delpech en sort, et, entr’ouvrant la porte de la maison, l’attend avec un fusil a double coup. M. Delpech arrivait en cabriolet avec son domestique: tous les deux furent subitement frappés. M. Delpech eut deux blessures et le domestique fut atteint d’une balle qui avait traversé son maître. M. Delpech mourut sur le champ, le domestique s’agita quelques minutes, tous deux tombèrent dans le chemin. L’assassin laisse le fusil dans l’escalier, monte à sa chambre et se brûle la cervelle. Ses deux victimes ne le précédèrent que de quelques minutes dans l’éternité.

Adieu, mon cher. Priez pour Votre ami et aimez Dieu.

EMMANUEL.
Notes et post-scriptum
1. Voir des extraits dans *Notes et Documents* t. Ier, p. 283 sq.2. Nous omettons le récit d'un fait divers qui n'a pas d'intérêt. [Ce récit été ajouté d'après T.D.19, p.2-3 : c'est le paragraphe qui suit. - Avril 1996].