Vailhé, LETTRES, vol.1, p.371

18 nov 1832 [Montpellier], ESGRIGNY Luglien de Jouenne
Informations générales
  • V1-371
  • 0+121|CXXI
  • Vailhé, LETTRES, vol.1, p.371
Informations détaillées
  • 1 ACCEPTATION DE LA CROIX
    1 AMITIE
    1 ANGOISSE
    1 APATHIE SPIRITUELLE
    1 ASSISTANCE A LA MESSE
    1 CATECHISME
    1 DOUTE
    1 ENFER
    1 EPREUVES
    1 EPREUVES SPIRITUELLES
    1 ESPRIT FAUX
    1 FATIGUE
    1 ILLUSIONS
    1 MAL MORAL
    1 MALADIES
    1 OEUVRES CARITATIVES
    1 OFFICE DIVIN
    1 ORGUEIL
    1 PARESSE
    1 PRIERE DE DEMANDE
    1 SEMINAIRES
    1 VANITE
    1 VEPRES
  • A MONSIEUR LUGLIEN DE JOUENNE D'ESGRIGNY (1).
  • ESGRIGNY Luglien de Jouenne
  • dimanche 18 novembre 1832.
  • 18 nov 1832
  • [Montpellier],
  • Monsieur
    Monsieur Luglien de Jouenne d'Esgrigny,
    rue Duphot, n° 11.
    Paris.
La lettre

Vous dire, mon cher Luglien, dans quel état je suis, serait chose assez difficile. Je suis ennuyé, fatigué, mécontent de tout le monde, de moi tout le premier, de vous ensuite, de ce qui m’environne, de ce qui doit arriver, de ce qui n’est plus, et surtout de ce qui est. Bon Dieu! Dans quelle affreuse réalité sommes-nous plongés! Le mal nous presse de toute part, sur tous les points. Partout le mal et les ténèbres. L’âme s’épuise à chercher un point d’appui. Partout des bouleversements, partout des ruines croulantes. Vainement saisissons-nous quelque pan de muraille; les pierres ébranlées se détachent et roulent avec nous.

Quand je vous parle ainsi, ne croyez pas que je veuille faire quelque allusion à ce qui est autour de nous. Non. Je veux vous dire quelque chose de ce monde intérieur, où le coeur de tout homme se trouve placé, sans savoir ni pourquoi ni comment. Pourquoi les ténèbres semblent-elles l’élément de mon esprit? Pourquoi ma vue se trouble-t-elle, dès qu’elle veut regarder Dieu? Pourquoi, en le cherchant, suis-je si incertain si je vais à lui ou à la mort? Pourquoi, en voulant l’aimer, suis-je contraint de me demander avec un doute effrayant si c’est bien lui que j’aime et non pas moi? Pourquoi, lorsque j’ai la velléité de suivre la voie de la vie, une lumière rapide me montre-t-elle l’abîme ouvert sous mes pas, abîme où tant d’hommes, pleins des meilleurs désirs, sont venus s’engloutir? pourquoi suis-je au Séminaire?

Je vous le dis, à vous qui êtes mon ami, je n’ose pas même dire à Dieu que je l’aime. Quand je vois tant de jeunes gens, que la providence a moins comblés que moi, faire tant d’efforts pour répondre aux dons du ciel répandus sur eux, dans le temps même que je languis dans une inexcusable torpeur, oh! ma confusion est bien grande! Elle est souvent présente à mon esprit. Mais ce qu’il y a de plus déplorable, c’est que plus souvent encore elle se dissipe, elle s’évanouit et me laisse dans une déplorable sécurité. Nous n’y pensons pas; et pourtant, nous courons presque tous sur la grande route de l’enfer. Nous nous faisons une idée fausse de nos devoirs, et cette fausse idée est une source de mille illusions, toutes plus damnables les unes que les autres.

Je viens, mon cher, de prier pour vous, de demander à Notre-Seigneur qu’il vous éclaire sur votre position, sur vos devoirs, sur tout ce qui en vous est un obstacle à sa grâce. Or, je vous le répète, j’en trouve deux principaux, autant que vos lettres me permettent de connaître vos défauts: une grande paresse et une grande vanité. Je ne dis pas orgueil, parce que, lorsque je vous voyais, vous ne me paraissiez pas orgueilleux, et que la paresse absorbe l’énergie nécessaire pour alimenter l’orgueil. Après cela, dites que vous avez tel ou tel mal indéfinissable, je vous comprendrai sans peine. Vous ne me parlez que de la douleur causée par le mal, et moi, je vous parle de son principe.

Et puis, mon ami, quoi que nous fassions, nous n’échapperons pas à certaines angoisses. L’unique ressource, à mon avis, c’est de savoir en tirer parti. Quoique la providence m’ait certes bien ménagé, je commence à avoir mes peines. Mais voyez un peu comme je suis fait, je ne m’en plains pas. Elles m’apprendront à connaître, à apprécier, à guérir celles des autres, les vôtres par exemple, si Dieu permet que je vous donne de bons conseils et s’il vous accorde la grâce de les suivre. Elles me feront encore un bien immense, si je les accepte comme ma croix, si je m’offre volontairement à ce qu’elles ont de douloureux, comme à une flamme purificatrice. Nous ne sommes pas assez convaincus, mon cher Luglien, de la nécessité de souffrir.

Pardonnez-moi toutes les choses sèches et arides que je viens de vous dire. C’est que je suis, dans ce moment, la sécheresse et l’aridité même…

Rien ne doit plus vous fatiguer que mes lettres sans cesse interrompues. Je n’aime pas de vous écrire autrement que ce que je pense, et surtout que ce que je sens, à mesure que les mots viennent se placer sous ma plume. Or, il vous faut savoir que, le dimanche, comme c’est aujourd’hui, depuis le matin jusqu’au soir, nos exercices sont tout coupés par les offices, les catéchismes et je ne sais combien d’autres choses. Prenez-moi donc comme je me donne à vous, c’est-à-dire au milieu de mille émotions.

Ce matin, j’étais tout fatigué, tout épuisé. La Messe m’avait laissé une impression d’amertume, dont je n’étais pas le maître. Mon âme avait eu comme une vue de sa misère, et j’étais tout abattu. Depuis, je suis allé au catéchisme; j’ai évangélisé des petits garçons, qui m’ont fait de belles promesses; j’ai assisté aux Vêpres, au Miserere chanté pour éloigner le choléra. J’ai un peu désenflé mon coeur. Les oeuvres de charité ont, en général, la vertu de mettre du baume dans l’âme. En effet, je me suis senti tout autre.

Mon cher, je vous en conjure, priez pour moi, alors même que vous n’aurez pas la force de prier pour vous. Adieu. Je vous aime immensément.

Emmanuel.
Notes et post-scriptum
1. Voir des extraits dans *Notes et Documents*, t. Ier, P. 266.