Vailhé, LETTRES, vol.1, p.374

28 nov 1832 [Montpellier], ESGRIGNY Luglien de Jouenne
Informations générales
  • V1-374
  • 0+122|CXXII
  • Vailhé, LETTRES, vol.1, p.374
Informations détaillées
  • 1 ACCEPTATION DE LA CROIX
    1 ANGOISSE
    1 DESIR DE LA PERFECTION
    1 DIEU CENTRE DE LA VIE SPIRITUELLE
    1 ESPERANCE
    1 FAIBLESSES
    1 ILLUSIONS
    1 LACHETE
    1 MONDE ADVERSAIRE
    1 OUBLI DE SOI
    1 PARLEMENT
    1 POLITIQUE
    1 SALUT DES AMES
    1 SEMINAIRES
    1 SOUVENIRS
    2 BERRY, DUCHESSE DE
    2 JOB, BIBLE
  • A MONSIEUR LUGLIEN DE JOUENNE D'ESGRIGNY (1).
  • ESGRIGNY Luglien de Jouenne
  • le 28 novembre [1832].
  • 28 nov 1832
  • [Montpellier],
  • Monsieur
    Monsieur Luglien de Jouenne d'Esgrigny,
    rue Duphot, n° 11.
    Paris.
La lettre

Mon cher Luglien,

Je vous remercie d’avoir pensé à moi pendant une demi-heure de suite. Je sais que, lorsque j’ai entretenu pendant un certain temps mon âme de votre souvenir, je crois vous aimer toujours un peu plus vivement. Vous avez pensé à moi et vous avez vu bien des choses, sur lesquelles il est bon que je m’explique avec vous et avec moi-même.

Vous avez vu mon passé plein d’innocence; vous avez tort, mais je ne discute pas ce point. Vous l’avez vu plein d’espérance; bien. [Vous avez] vu mon présent avec son amour du bien, sa bonne foi et ses désirs. Il y a quelque chose à dire [là-dessus]. Mon amour du bien est, je crois, sincère. Ma bonne foi; qu’entendez-vous par là? Pensez-vous que je m’attende à ne rencontrer que des barrières faibles, faciles à briser? Que je voie tout en beau dans mon état et hors de mon état? Que je ne sache pas où aboutissent les efforts de bien des prêtres? Que j’ignore la direction imprimée par la providence au catholicisme? Que je ne doute pas que Dieu sauvera le monde, presque malgré les hommes qui s’offrent le plus franchement à lui pour être ses instruments? Pensez[vous] que ma bonne foi aille jusque-là? Mes désirs, depuis longtemps, se modifient d’une manière bien étrange. Il y a quelque temps que je disais: Dieu et moi; aujourd’hui, je commence à dire: Dieu seul. Dieu devient mon centre, et mes désirs sont en lui. Mes désirs se tournent vers lui et, peu à peu, me détachent de moi.

J’eusse voulu que vous eussiez assisté à la cérémonie du renouvellement des promesses cléricales, qui eut lieu le 21 novembre. Vous eussiez vu votre ami aller se prosterner au pied de l’autel et répéter avec transport ces paroles: Dominus, pars haereditatis meae et calicis mei. Tu es qui restitues haereditatem meam mihi. Quoique je ne sois pas tendre en général, je pleurai de bien bon coeur, mais ce n’était pas de regret. Dieu, pour donner des forces à l’âme, permet qu’elle ait ses jours d’enivrement, afin que, lorsque viennent les angoisses, elle se souvienne du Dieu des consolations.

Voilà ma bonne foi, voilà mes désirs. Quand a mon avenir ignoré, mais à coup sûr tout plein de désenchantements, mais froissé, mais trompé jusque dans ses promesses d’abnégation et son espoir de dévouement, il faut s’entendre. Mon avenir, dites-vous, est plein de désenchantements. Sans doute, si vous entendez qu’une foule de projets que je forme s’évanouiront. Mais si vous saviez que je m’attends aux contradictions, aux obstacles, aux combats, aux croix de toute espèce, aux persécutions des méchants, cela va sans dire, et encore aux persécutions des bons, au délaissement universel, aux mépris de mes meilleurs amis, aux vôtres mêmes! J’estimerai n’avoir que ce que je mérite, si j’en suis réduit a dire un jour, comme Job à ceux qui l’avaient aimé et qui alors le tourmentaient de leurs reproches: Miseremini mei, miseremini mei, saltem vos, amici mei, quia manus Domini tetigit me. Voilà mon avenir! Voilà où je prétends! Qu’on est aveugle, mon cher, de ne pas apprécier le mérite du sacrifice ignoré de ces personnes, qui s’immolent à Dieu dans l’obscurité de leur intérieur, qui souffrent sans qu’aucune main amie leur apporte le soulagement, qui se consument au milieu de douleurs dont le monde n’est pas digne de connaître la cause, qui détruisent par une mort de tous les jours ce qui en elles s’oppose à la possession absolue de leur Seigneur! Voilà comme mon avenir me paraît plein de désenchantements. Faut-il ajouter que, si Dieu m’aime, il m’éprouvera par un genre de souffrances auquel je ne m’attendrai pas, afin de détruire en moi jusqu’au choix de la croix qui me sera imposée?

Vous ajoutez que mon avenir sera trompé dans ses promesses d’abnégation et son espoir de dévouement. Ces paroles ont un sens horrible, que je repousse de toutes les forces de mon âme. Elles en ont un autre, que j’ai depuis longtemps accepté. Mon siècle doit me couper les ailes. Tant pis et tant mieux! J’espère toutefois que ce sera le moins possible à cause de la direction que je ferai prendre à mon vol. Au fait, pourquoi faut-il vivre avec les hommes, quand on est si faible, quand ils font payer si cher les secours qu’ils vous donnent? Pourquoi surtout cette fatale obligation de retomber parmi eux, au-dessous d’eux, de leur redevenir semblable, lorsqu’en sortant de Dieu on se sent si ardent pour une perfection absolue? Ah! oui, on me rira au nez et l’on fera bien, parce que je serai un grand nigaud de revenir dans un monde si épouvantable. Et cependant, il faut que je l’aime ce monde. Il faut que je l’évangélise, il faut que je lui présente la vie, la voie et la vérité; et le monde me regardera en riant. Pauvre monde, ou plutôt pauvre moi qui m’y prendrai d’une manière maladroite!

Mon cher, je suis mécontent de moi, beaucoup plus que je ne saurais vous le dire. Je me trouve un être indéfinissable, et quand je veux lever les yeux au ciel, je trouve entre Dieu et moi cet abîme, dans lequel se précipitent chaque jour mes faiblesses, mes lâchetés, pour le rendre encore plus infranchissable.

Je veux croire que je ne prie pas assez pour vous, pas autant que vous en auriez besoin. Ce n’est pas dire que je ne prie pas beaucoup pour votre bonheur, pour votre réconciliation avec Dieu. Votre disparition du monde vous fera du bien, si, en vous plaçant quelque temps hors de son tourbillon, vous le considérez avec des yeux non prévenus par le désir de vous y livrer de nouveau. Autrement… Si vous voulez lire quelque chose de beau, lisez le livre de Job. Vous y verrez ces paroles: Cogitationes meae dissipatae sunt, torquentes cor meum.

On fait signer en ce moment dans le Séminaire une protestation aux Chambres au sujet de la prise de la duchesse de Berry. J’ai refusé de donner mon nom, parce que je trouve qu’il ne m’appartient plus, qu’une pareille démarche compromet la religion et que l’on ne doit pas donner, par la manifestation d’opinions politiques, sujet à de nouvelles vexations, quand on est si lâche pour les repousser.

Adieu. Je veux que ma lettre parte ce soir. Je vous aime.

Emmanuel.
Notes et post-scriptum
1. Voir des extraits dans *Notes et Documents*,t. Ier, p. 285, 295-297.