Vailhé, LETTRES, vol.1, p.386

16 feb 1833 [Montpellier, ESGRIGNY Luglien de Jouenne
Informations générales
  • V1-386
  • 0+126|CXXVI
  • Vailhé, LETTRES, vol.1, p.386
  • Orig.ms. ACR, AB 2.
Informations détaillées
  • 1 AMITIE
    1 AMOUR DIVIN
    1 CIEL
    1 CONFESSEUR
    1 EGOISME
    1 EPREUVES SPIRITUELLES
    1 EXAMENS ET DIPLOMES
    1 FATIGUE
    1 FOLIE DE LA CROIX
    1 ILLUSIONS
    1 MORT
    1 ORAISON
    1 PASSIONS
    1 RECHERCHE DE DIEU
    1 SATAN
    1 SOUVENIRS
    1 VIE SPIRITUELLE
    1 VOIE UNITIVE
  • A MONSIEUR LUGLIEN DE JOUENNE D'ESGRIGNY (1).
  • ESGRIGNY Luglien de Jouenne
  • le 16 février 1833.]
  • 16 feb 1833
  • [Montpellier,
  • Monsieur Luglien de Jouenne d'Esgrigny
    rue Duphot, n° 11.
    Paris.
La lettre

Mon cher Luglien,

Je relis les dernières lignes de votre lettre du 15 janvier: Notre amitié étrange, presque surhumaine, a …(2), comment vit-elle dans nos coeurs si longtemps, si longuement séparés, elle si jeune encore pourtant? Vous avez raison. C’est une chose qui me surprend parfois, et ce qui m'[étonne plus en]core, c’est que je sois sevré du goût de former des amitiés nouvelles. Ici, mon confesseur excepté, je n’ai aucun ami et je n’ai point le désir d’en avoir de nouveaux. J’ai des connaissances, et voilà tout. Pour plusieurs raisons, je ne m’attacherai ici à personne. Toute liaison, ici, serait égoïste de la part de ceux à qui je me fierais. Je ne veux point de celles-là. Et puis, ne me suffisez-vous pas? Il est étonnant, malgré cela, que je veuille bien me contenter ainsi de votre souvenir, que vous prenez si peu soin de renouveler -pour le dire en passant,- et que ce souvenir me repose et me fortifie, comme si je vous avais près de moi et que votre parole frappât mes oreilles. J’aurais, je l’avoue, quelques reproches à me faire, si, dans la première partie du mois de janvier, je n’avais boudé avec raison contre votre silence, et si, depuis un mois, je n,avais eu un examen à préparer.

J’aurais, cependant, eu bien des choses à vous révéler, choses que je ne dis qu’à vous, parce que je pense qu’elles vous feront du bien.

Mon ami, depuis six mois, je ne sais comment il se fait que mes yeux s’ouvrent pour ainsi dire à un monde nouveau. A mesure que je me replie sur moi-même, que je cherche Dieu, que je médite sur tout ce qui m’intéresse, je suis dans un véritable état de révolution. J’entre pour ainsi. dire dans le monde des réalités, et en même temps que je fais plus de chemin dans ces régions nouvelles, je comprends quelles amertumes, quelles fatigues, quels regrets doivent éprouver ceux qui m’avancent que poussés par la nécessité.

Les illusions tombent autour de moi, à droite, à gauche, devant, derrière, comme les décorations fragiles des théâtres ambulants. Je ne vois plus que le ciel; il fait nuit et le vent souffle. Cet échafaudage est, comme vous le pensez bien, tombé peu à peu; mais, quand les dernières pièces ébranlées ont éteint, dans leur chute, les lumières qui m’éclairaient encore, quand je me suis aperçu dans cette nuit obscure, un frisson a parcouru mes membres et j’ai tremblé.

Toutes ces choses vous semblent inintelligibles peut-être, mon ami. Que voulez-vous? Je ne sais pas les exprimer autrement. Quel est mon état? C’est ce qui est indéfinissable. Ce que je sais, c’est que mes illusions sont détruites, c’est que tous les jours la mort me presse, c’est que le temps passe, c’est que je suis nu, c’est que mes passions s’agitent de temps en temps, c’est que, quelquefois aussi, je me trouve dans de grandes ténèbres et dans un grand silence, et qu’au milieu de ce silence et de ces ténèbres, il me semble entendre une voix qui crie: Saint, saint, saint! et d’autres fois: Dieu seul! Oh! c’est bien vrai. Nous sommes enveloppés de Dieu et nous n’y pensons pas.

J’aime alors ce que j’avais haï jusqu’à présent. Mes idées semblent bouleversent. J’aime la souffrance, j’aime l’oubli, j’aime la croix, et quoique, lorsque j’en viens au combat, je me sente bien faible, il me semble que les désirs de mon coeur prennent une route opposée à celle où ils s’étaient précipités, depuis que je me rends compte de mon existence. La folie de la croix me paraît la seule chose souhaitable, mon cher, des réalités.

N’allez pas croire, au moins, que tout soit clair pour moi. Je sens encore bien des écailles sur mes yeux; mais l’impression que me cause la vue de ce cercueil, de cette gueule du dragon qui m’attend, qui a fixé son charme sur moi, comme le serpent sur l’oiseau dont il veut faire sa proie, les fait tomber peu à peu. Et puis, j’ai d’autres moyens encore de parvenir à la lumière: Sic Deus dilexit mundum, ut Filium suum unigenitum daret. Comprenez-vous ces paroles?

Mon cher, j’avais l’intention de vous écrire longuement; je ne le puis. Je vous ai dit des choses qui pour vous n’ont ni queue ni tête. Je ne sais si vous pourrez seulement deviner quelque chose de mon état. Priez pour moi et écrivez-moi, car je suis en travail.

Emmanuel.
Notes et post-scriptum
1. Voir des extraits dans *Notes et Documents*, t. Ier, p. 267-269. La date donnée est celle du cachet de la poste, à Montpellier.1. Voir des extraits dans *Notes et Documents*, t. Ier, p. 267-269. La date donnée est celle du cachet de la poste, à Montpellier.
2. Il manque un mot.