Vailhé, LETTRES, vol.1, p.389

25 feb 1833 Montpellier, GOURAUD_HENRI
Informations générales
  • V1-389
  • 0+127|CXXVII
  • Vailhé, LETTRES, vol.1, p.389
  • Orig.ms. ACR, AB 3.
Informations détaillées
  • 1 ALLEMANDS
    1 AMITIE
    1 AMOUR DIVIN
    1 ANEANTISSEMENT
    1 ANGOISSE
    1 APOSTOLAT
    1 CAREME
    1 CHARITE ENVERS LE PROCHAIN
    1 CORRUPTION
    1 CRAINTE
    1 DEPOUILLE
    1 EGOISME
    1 EMOTIONS
    1 ENNEMIS DE LA RELIGION
    1 ESPERANCE
    1 EXAMENS ET DIPLOMES
    1 FRANCHISE
    1 GLOIRE DE DIEU
    1 HAINE
    1 INJUSTICES
    1 LIVRES
    1 LUTTE CONTRE LE MONDE
    1 LUXURE
    1 MATERIALISME
    1 MAUX PRESENTS
    1 MEMOIRE
    1 MYSTIQUE
    1 ORDINATIONS
    1 ORDRES SACRES
    1 PARESSE
    1 PENSEE
    1 PERSECUTIONS
    1 PEUR
    1 PIETE
    1 PREDICATION
    1 PRESSE
    1 PRETRE
    1 PROVIDENCE
    1 SAINTETE DE L'EGLISE
    1 SALUT DU GENRE HUMAIN
    1 SEMINAIRES
    1 SENSIBILITE
    1 SOUVENIRS
    1 TITRES DE JESUS-CHRIST
    1 TRISTESSE
    1 VICTOIRE SUR SOI-MEME
    1 VOLONTE DE DIEU
    1 VOYAGES
    2 BOSSUET
    2 CHATEAUBRIAND, FRANCOIS-RENE DE
    2 ESGRIGNY, LUGLIEN de JOUENNE D'
    2 FENELON
    2 GERBET, PHILIPPE-OLYMPE
    2 GOERRES, JOHANN-JOSEPH VON
    3 ALLEMAGNE
    3 FRANCE
    3 RHIN, FLEUVE
  • A MONSIEUR HENRI GOURAUD.
  • GOURAUD_HENRI
  • le 25 février 1833.
  • 25 feb 1833
  • Montpellier,
  • Monsieur
    Monsieur Henry. Gouraud, docteur médecin,
    rue Cassette, n° 9.
    Paris.
La lettre

Il me serait bien agréable, mon cher petit Gouraud, de pouvoir répondre, courrier par courrier, aux lettres de mes amis et de ne pas laisser un grand mois s’écouler entre les paroles que vous m’adressez et celles que je vous envoie. Les examens que je préparais, quand je reçus votre dernière épître, furent pour moi un empêchement, contre lequel, vous le pensez bien, il est impossible d’aller. Mon projet, quand je fus libre, était de répondre simultanément à vous et à de Jouenne: la lettre pour de Jouenne fut la première faite, et, depuis ce jour, je ne sais comment je suis sans cesse à chercher un moment à vous consacrer, sans le pouvoir trouver.

Mon ami, votre lettre m’a produit la plus douce sensation; elle a fait épanouir mon coeur au souvenir de tout ce que nous avons fait ensemble. Il y a tant de distance entre votre Emmanuel, tel que vous l’avez connu et tel qu’il est aujourd’hui! Toujours il aime ses amis, et tous les jours de plus en plus. Jamais leur image ne se présente à sa mémoire sans émouvoir profondément son coeur; mais, du reste, quelle révolution sous certains rapports! Et moi aussi j’entre dans le monde de la réalité, et ce monde ne me présente que malice, méchanceté, turpitudes. La masse des iniquités s’élève comme la mer et le bruit qu’elles produisent est semblable au bruit des grandes eaux. Il n’est personne qui fasse le bien, qui fasse tout celui qu’il pourrait faire: on est qui faciat bonum, non est usque ad unum ni vous, ni moi, ni personne. Les eaux de l’injustice couvrent la terre et l’engloutissent dans un déluge bien plus lamentable que le déluge des premiers temps, et l’esprit qui devait souffler sur ces eaux pour les régénérer semble mort. A peine quelques âmes pures, cachées au fond du sanctuaire, osent-elles sortir de l’arche, mais elles rentrent bien vite et ne rapportent pas la branche d’olivier. Le corbeau, seul, s’abat avec plaisir, avec une joie désolante, sur quelques cadavres flottants, et quand il s’est rassasié de pourriture, il dort satisfait sur ce qui reste de sa proie, en attendant que le flot le surprenne et le submerge.

Et je dois, un jour, revoir ce monde! Et je le verrai avec des yeux étonnés. Car, ne pensez pas que, si je vous parle ainsi, c’est que dans cette maison on peigne avec horreur les dangers du monde. Non, on jette un profond silence, comme un voile épais, sur sa corruption et ses maux. Ce n’est qu’à la dérobée que je puis l’apercevoir, et sa vue me brise le coeur d’angoisse et d’amertume. Comment n’avoir pas le coeur brisé, quand on voit la génération qui s’avance ravagée par deux grandes plaies, le mépris haineux de la religion et l’impureté qui va souiller la vie dans sa source; l’incrédulité qui stérilise et pourrit les âmes, à mesure que la fureur la plus effrénée de volupté fait sur des corps vivants ce que les vers ne devraient faire que sur des cadavres? Et nous, nous ecclésiastiques, nous un jour prêtres de Jésus-Christ, nous devons paraître au milieu de ce monde, nous devons nous attendre à le voir nous rire au nez, comme m’écrivait si bien de Jouenne. Voilà la vigne que le père de famille nous donne à défricher, ou plutôt voilà la boue sur laquelle il nous commande de souffler pour en faire des hommes!

Mon ami, on a le coeur bien profondément convaincu de l’impuissance de tout effort humain pour régénérer les hommes, quand on voit tout ce qu’il y a à faire, tout ce que les prêtres les mieux intentionnés voudraient faire et tout ce qu’ils ne font pas. Et, d’autre part, tous les jours augmente en moi la conviction que Dieu ne veut pas que nous restions oisifs, que la poltronnerie n’est pas le moyen choisi par la Providence pour régénérer le monde, et que ceux qui ne savent plus que lever les mains au ciel et se voiler la tête sont des gens sans qui s’accomplira le grand oeuvre.

Sentez-vous toujours, dites-moi, au fond de vous-même cet amour des hommes qui vous portait à les ramener au droit chemin, à leur révéler la lumière du catholicisme? Sentez-vous cette foi, avec laquelle vous assuriez que six catholiques pouvaient renouveler le monde? Pour moi, à vous parler franchement, je sens au fond de mon être une grande lutte intérieure, le désir de me lancer dans le champ de bataille et la crainte d’une honteuse défaite. Les ennemis que je redoute ne sont pourtant pas ceux que j’attaque, ce sont ceux que je laisse derrière moi. Oh! si je me sentais vainqueur de moi-même, comme l’autre victoire me paraîtrait peu de chose! Les guerriers marchent au feu avec leurs armes, le chrétien doit y marcher nu, entièrement nu.

Je vous en conjure, mon ami, si vous avez quelque espérance, communiquez-la-moi. Pour moi, j’en ai bien, mais si bouleversée par les calamités qui ruinent notre pauvre religion, que parfois je suis tenté de croire que ceci est la fin alors que le Fils de l’homme ne doit plus trouver de foi sur la terre. Je crois que Dieu permet tous ces troubles pour me forcer à me jeter de plus en plus entre ses bras. Il veut faire son oeuvre tout seul, ou, s’il veut des instruments, il les veut faibles, aveugles, infirmes, infirma mundi afin que la gloire n’en revienne qu’à lui. Je vous conjure, mon cher Gouraud, de penser à la mission magnifique de ceux qui se présenteraient au monde si glacé par son égoïsme, si rétréci par ses vues matérielles, si corrompu par ses désirs de chair, et qui, annonçant ne vouloir rien pour eux-mêmes que les mépris et la persécution, prêcheraient aux hommes le Dieu inconnu et, avec lui, amèneraient, pour ainsi dire, sur la terre la vérité, la justice, la sagesse et la liberté. Heureux ceux qui ont été désignés dans les desseins d’en haut pour concourir à cette oeuvre! Heureux ceux qui, dans l’obscurité et l’oubli, poseront les bases de l’édifice que notre siècle verra bâtir au Dieu vivant!

En relisant les quelques lignes que je viens de tracer, j’aperçois bien des incorrections. Vous me les pardonnerez, car ce n’était pas de bien dire que je m’occupais, mais de vous faire connaître mon âme brûlant pour le bien qui devrait se faire et qu’elle ne fait pas, triste d’une tristesse amère à la vue des obstacles qui, tous les jours, s’opposent au triomphe de mon Dieu, ne désirant qu’une chose: connaître le prix des souffrances et le mystère de la croix.

Je désirerais encore une fois savoir où en est votre âme. Son état me donne des inquiétudes que vous comprenez. Elle est faite pour aimer Dieu bien tendrement, mais je crains bien qu’elle ne lui cause quelque chagrin. Mon ami, des hommes comme vous, qui ont reçu des coeurs de séraphin, ne les ont pas reçus inutilement: leur mission à eux est de dédommager Notre-Seigneur par les flammes de leur charité de la haine que les hommes vomissent contre lui. Vous avez reçu une trop grande puissance d’aimer, pour que l’on vous demande un compte ordinaire. Il faut donc que vous m’appreniez que votre âme désire s’anéantir à la pensée du Dieu vivant.

J’ai lu le numéro de janvier de la Revue européenne Cette pauvre revue, convenez-en, pèche quelquefois par le manque de sens commun. A côté de certains excellents articles, elle en a de pitoyables, dans toute la force du mot. Je ne partage pas cette passion pour l’Allemagne qui lui fait dire des extravagances. A Dieu ne plaise que je veuille déprécier le mérite des Allemands, gens fort estimables, à mon avis! J’espère même, si Dieu me prête vie, ne pas mourir sans aller leur rendre visite et m’assurer par ma propre expérience de tout ce qu’on dit d’eux; mais je ne les crois pas, malgré leur patience studieuse, appelés à s’élever jamais au niveau de la France. Un de vos rédacteurs ne comprend pas pourquoi les brochures de Goerres ne sont pas lues en France comme les brochures de Chateaubriand au delà du Rhin. Hé bien! je l’ai parfaitement compris, après avoir parcouru les extraits qu’il prend la peine de nous en traduire.

L’article sur l’Histoire de la Bourgogne sent terriblement la province. L’enthousiasme pour Bossuet emporte l’auteur bien loin. Préférer Bossuet à Fénelon pour les ouvrages de piété! Qu’en sait-il? Et. puis, ne sutor ultra crepidam les ouvrages de piété ont cela de particulier que ceux qui conviennent à tous les fidèles ne sont pas faits pour ceux qui ne s’occupent que de Dieu. Je fus fort étonné en entendant un prêtre admirateur de l’abbé Corbet me dire, lorsque son ouvrage sur l’Eucharistie parut, que ce livre n’était fait que pour les gens du monde. Il faut qu’il y en ait des uns et des autres. Quoiqu’il en soit, Bossuet ne sera jamais lu par les personnes qui voudront chercher ce que j’appellerai la moelle de la mysticité, tandis que Fénelon fera leurs délices.

Bientôt, mon cher Gouraud, il y aura un an que je suis entré au Séminaire. Il me semble que c’était hier. La vie réglée passe si vite…; elle a pourtant ses désagréments, c’est de ne pas laisser un assez long espace de temps sans exercices. Les points que je viens de tracer marquent un intervalle de vingt-quatre heures environ entre le commencement de ma phrase et la fin. Cette lettre est commencée depuis la semaine dernière; elle a été interrompue quatre fois, avantage qui m’a fait oublier ce que je voulais vous dire. Prenez donc, mon cher ami, mes paroles, toutes décousues et tout insignifiantes qu’elles sont; vous verrez toujours au fond une grande amitié, que l’absence n’a pas un instant diminuée et qui désire se fortifier par la vue de votre aimable figure.

Adieu. Priez pour moi. Tous les jours quelque ordination nouvelle m’apprend que la mienne s’approche de plus en plus. Avant la fin du Carême, huit à dix prêtres seront sortis de cette maison; dans trois mois peut-être, j’aurai les ordres qu’ils avaient quand j’entrai ici. Priez donc, car personne n’en a plus besoin que moi.

Emmanuel.

28 février.

E.D'ALZON
Notes et post-scriptum