Vailhé, LETTRES, vol.1, p.398

10 apr 1833 Montpellier, ESGRIGNY Luglien de Jouenne
Informations générales
  • V1-398
  • 0+129|CXXIX
  • Vailhé, LETTRES, vol.1, p.398
  • Orig.ms. ACR, AB 5.
Informations détaillées
  • 1 AME
    1 AMOUR DIVIN
    1 ANIMAUX
    1 BONHEUR
    1 CIEL
    1 COMMANDEMENTS DE DIEU
    1 DON DE SOI A DIEU
    1 EFFORT
    1 EMOTIONS
    1 FORTUNE
    1 HAINE
    1 IMAGINATION
    1 INGRATITUDE
    1 LACHETE
    1 LIVRES
    1 LUXURE
    1 MARIAGE
    1 NOTRE-SEIGNEUR
    1 ORGUEIL
    1 PERSEVERANCE
    1 PURIFICATION
    1 REFORME DE L'INTELLIGENCE
    1 RENOUVELLEMENT
    1 REPOS
    1 SATAN
    1 SOLITUDE
    1 SOUVENIRS
    1 TENTATION
    1 THEOLOGIE
    1 TRAVAIL DE L'ETUDE
    1 VACANCES
    1 VIE SPIRITUELLE
    2 FENELON
    2 JEAN CHRYSOSTOME, SAINT
  • A MONSIEUR LUGLIEN DE JOUENNE D'ESGRIGNY (1).
  • ESGRIGNY Luglien de Jouenne
  • le 10 avril 1833.
  • 10 apr 1833
  • Montpellier,
  • Monsieur
    Monsieur Luglien de Jouenne d'Esgrigny,
    rue Duphot, n° 11.
    Paris.
La lettre

« Béni soit Notre-Seigneur, et le père de Notre-Seigneur Jésus-Christ », qui m’a rempli de la joie la plus douce, tandis que je lisais vos deux lettres. Elles me sont arrivées à la fois et m’ont causé un bonheur, dont je voudrais vous savoir inondé, si je savais que ce bonheur fût capable d’affermir vos pas dans le sentier qui conduit au ciel.

J’ignorais absolument qu’on vous eût reparlé de la proposition que je vous fis, il y a environ un an(2). J’ignore, par conséquent, -le croirez-vous?- jusqu’à quel point les empêchements de fortune peuvent subsister. S’il n’y en avait pas d’autre, il y a un an que j’aurais pu les faire cesser, de quelque côté qu’ils eussent été. Aujourd’hui, cela m’est impossible en conscience. Je vous remercie toujours, mon bon, mon tendre Luglien, de la manière dont vous avez reconnu le désir que j’avais de vous voir heureux.

Pourquoi voulez-vous que je brûle votre lettre? Vous ne savez pas ce qu’elle disait, puisque vous étiez ému, quand vous me l’écrivîtes, et que votre émotion vous empêchait de comprendre combien elle devait me toucher. Oh! je vous en conjure, ne soyez plus enfant; si votre enfantillage doit vous empêcher de m’écrire souvent de pareilles lettres.

La seconde que je reçus, comme je viens de vous le dire, en même temps que la première, fut, je crois, un de ces derniers coups que Dieu porte quelquefois aux âmes ingrates et lâches comme la mienne, quand il veut les écraser de sa grâce. Ce qui est certain, c’est qu’elle m’a fait prendre une résolution nouvelle, de me donner tout à lui. Priez, mon ami, pour que cette résolution ne soit point vaine, et que le Dieu de toute miséricorde m’en fasse assez pour que je puisse persévérer désormais dans la voie de ses commandements. De mon côté, mon cher ami, croyez que votre souvenir me quittera peu et qu’il se présentera souvent entre Dieu et moi, comme un motif de le prier avec plus de ferveur.

Que vos tentations ne vous étonnent point. Puisque Dieu vous les envoie si tôt, il faut en conclure deux choses. La première, que vous n’avez peut-être pas fait à Dieu un sacrifice bien absolu de vous-même, et qu’il reste encore au fond de votre coeur une incertitude coupable; ou bien que vous avez beaucoup à expier dans votre âme, puisque Dieu emploie déjà à votre égard le feu purificateur. La seconde, que Dieu, comme vous le pensez avec raison, vous aimant plus qu’un autre, veut vous faire marcher plus vite qu’un autre. Après qu’on s’est donné à Dieu, le démon laisse ordinairement dans le calme et se cache, afin qu’on l’oublie et qu’on s’endorme; et puis, pendant le sommeil, il vient et sème la zizanie. Dieu ne veut pas permettre que vos paupières se ferment, afin que votre champ demeure entièrement pur. Ne l’en devez-vous pas remercier?

L’expérience vous apprendra à reconnaître qu’il y a, dans votre âme même, deux parties, la partie inférieure et la partie supérieure, et qu’en ce sens elle est double. Je ne parle pas ici de cette partie animale, par laquelle nous sommes malheureusement si semblables aux bêtes, de cet appétit sensitif qui établit une lutte continuelle entre la chair et l’esprit; mais d’une certaine portion de l’âme capable de bien et de mal, et sur laquelle le démon a un certain empire. C’est cette partie qui était troublée en Notre-Seigneur, lorsqu’il disait sur la croix: Mon père, mon père, pourquoi m’avez-vous abandonné? Il est une autre partie, bien plus élevée, dans laquelle Dieu seul, quand nous le voulons, a accès et où ne pénètrent jamais les hurlements de Satan, quand nous voulons bien en fermer la porte. C’est un fort inaccessible à ses traits, et quand on sait s’y réfugier, on est inexpugnable. Malheureusement, on se laisse étourdir par le bruit que le démon fait autour de cette retraite; on en sort et l’on est presque toujours vaincu dans la lutte qu’il engage aussitôt.

J’ai vu quelque part une comparaison qui vous fera comprendre ma pensée. Il arrive quelquefois qu’en s’élevant sur une haute montagne, on voit ses flancs ceints d’un vêtement de nuages, qui crèvent bientôt et se fondent en pluie ou s’enflamment en éclairs, tandis que placé au sommet on jouit du plus beau soleil. Telle est l’image de l’âme qui a l’expérience des tentations. Sa partie inférieure est en proie à toutes les tribulations, tandis que la partie supérieure, dans un calme, dans un repos absolu, s’échauffe aux rayons de l’amour divin. Tant qu’elle se maintient dans cette heureuse position, elle n’a rien à craindre, mais, quelquefois, effrayée, elle veut s’agiter, descendre, et elle est souvent frappée par la foudre.

Tout ce que je vous dis là, mon cher ami, si vous ne le comprenez pas bien d’abord, [cela] ne doit pas vous étonner-, vous le comprendrez bientôt, pour peu que vous réfléchissiez sur vous-même. Quand la tentation vous prendra, supposez-vous au bord d’un torrent bien rapide. N’est-il pas vrai que, tant qu’on n’est que sur la rive, on n’a rien à craindre, mais que, pour peu qu’on mette les pieds dans le courant, on en sent la violence et la rapidité? Quand le torrent viendra, contentez-vous de vous mettre par côté. Vous ne seriez pas assez fort pour le remonter, et probablement vous seriez entraîné par son impétuosité. Qu’avez-vous à faire? Chercher le bord et laisser couler l’eau.

Et voici des exemples. Vous êtes, je suppose, tenté d’orgueil; vous vous complaisez au milieu de fantômes que que vous vous faites. Ne cherchez pas à souffler vous-même dessus pour les dissiper, ils se représenteraient plus obstinés; réfugiez-vous auprès de Dieu et dites: « Je vous remercie, mon père, de m’avoir envoyé ces fantômes; je leur livre mon imagination, mais je vous donne mon coeur, où ils n’entreront pas »; et vite, réfugiez-vous au fond de votre coeur et faites un acte d’amour le plus vif et le plus fort que vous pourrez. -Le découragement s’empare-t-il de vous? Remerciez encore Dieu de vous donner une juste idée de votre faiblesse, de votre misère: « Mais, mon Dieu, me laisserez-vous seul? faut-il lui demander, car je ne veux aimer que vous. » -Avez-vous un mouvement de dépit contre quelqu’un? « Eh bien! oui, mon Dieu, je veux haïr, détester cette personne pour laquelle vous avez donné votre sang, mais je veux vous aimer encore plus que je [ne] l’abhorre. » Et vous verrez si la haine ne sera pas bientôt anéantie par l’amour. -Enfin, l’impureté, si laide, si vilaine, près d’elle un joli masque pour cacher sa pourriture et sa puanteur? Redoublez toutes vos forces, non pas pour repousser ses traits, mais pour vous jeter le plus avant possible dans les flammes qui embrasent le coeur de Jésus-Christ. Oh! mon ami, restez dans ce coeur, établissez-y votre demeure.

Le poisson, hors de la mer, s’affaiblit et meurt bientôt; mais au fond des abîmes qu’a-t-il à craindre? Jetez-vous dans les abîmes de l’amour, là où nul filet ne pourra vous atteindre; nagez-y dans un calme profond et ne remontez plus sur la surface des eaux si souvent ballottées par le vent. Craignez d’être emporté par une vague et d’aller vous briser contre un écueil. Restez plutôt dans les solitudes que Dieu vous fait dans son coeur même; fortifiez-vous et, encore une fois, restez-y.

Adieu. Si ma lettre ne vous est pas bien claire, ne vous en étonnez pas. Gardez-la de façon à l’avoir à votre disposition au premier moment. Viendra avant peu quelque orage, où vous la comprendrez et où peut-être elle servira à vous diriger.

Vous voulez savoir ce que je fais, ce que j’étudie. Je fais peu de chose, car je reconnais tous les jours la folie des projets commencés et toujours interrompus. Je cherche à me mettre sous la main de Dieu et j’attends. Quant à mes études, je lis, et, comme vous, pour le moment, je ne fais guère que cela. Je lis saint Jean Chrysostome, homme admirable; je fais un peu de théologie. En vacances, si Dieu le veut, j’étudierai à fond Fénelon et le système de saint Augustin.

Adieu. priez pour moi et aimez Notre-Seigneur Jésus-Christ. Un jour que j’aurai le temps, je vous écrirai comment je crois que c’est l’amour au Fils de Dieu qui renouvellera le monde. Ecrivez-moi.

Emmanuel.
Notes et post-scriptum
1. Voir des extraits dans *Notes et Documents*, t. Ier, p. 294.2. Allusion à un projet de mariage avec la soeur aîné d'Emmanuel.