Vailhé, LETTRES, vol.1, p.406

28 apr 1833 [Montpellier], LA_GOURNERIE Eugène
Informations générales
  • V1-406
  • 0+131|CXXXI
  • Vailhé, LETTRES, vol.1, p.406
  • Orig.ms. ACR, AB 7.
Informations détaillées
  • 1 AMITIE
    1 DEFAUTS
    1 DEGOUTS
    1 ENSEIGNEMENT DE LA LITTERATURE
    1 EXERCICES RELIGIEUX
    1 FATIGUE
    1 GRACES
    1 LIBERTE
    1 LIVRES
    1 LOISIRS
    1 PRESSE
    1 PROGRAMME SCOLAIRE
    1 PROVIDENCE
    1 RECONNAISSANCE
    1 REGULARITE
    1 REPOS
    1 SEMINAIRES
    1 TRAVAIL DE L'ETUDE
    1 VACANCES
    1 VOYAGES
    2 ALZON, AUGUSTINE D'
    2 ALZON, MADAME HENRI D'
    2 BAUTAIN, LOUIS
    2 DREUX-BREZE, PIERRE-SIMON DE
    2 DU LAC, JEAN-MELCHIOR
    2 PELLICO, SILVIO
    3 MONTPELLIER
    3 PARIS
    3 TOULON
  • A MONSIEUR EUGENE DE LA GOURNERIE (1).
  • LA_GOURNERIE Eugène
  • 28 avril [1833].
  • 28 apr 1833
  • [Montpellier],
  • Monsieur
    Monsieur Eugène de la Gournerie,
    rue de Grenelle, n° 67
    Paris.
La lettre

Il y a bien longtemps, mon cher Eugène, que je vous dois une réponse, et je rougis d’avoir autant tardé à vous remercier de la lettre que vous m’avez écrite de Toulon. J’ai doublement regretté que vous ne pussiez pas vous arrêter en passant à Montpellier. Il m’eût été si agréable de vous embrasser après trois ans de séparation, car le 2 du mois prochain, il y aura trois ans que j’ai quitté Paris. La Providence, qui nous ballotte à notre insu d’une manière si contraire à nos plans peut seule savoir quand nous pourrons nous retrouver.

Pour moi, je vis au jour le jour. J’attends là où je suis qu’il plaise à Dieu de m’envoyer autre part. Cet état d’esprit me fait passer le temps avec une rapidité prodigieuse. Je me frotte les yeux, toutes les fois que je me rappelle le passé. Je crois souvent que je ne fais qu’entrer au Séminaire, et pourtant, il y a plus d’un an que j’y suis. Il y a dans l’uniformité d’une vie réglée, dans la douceur des exercices pieux, un certain charme qui semble enchaîner le temps, quand, au contraire, il le fait marcher avec la plus grande rapidité. L’on arrive à la fin de la semaine sans s’en apercevoir, et ce n’est qu’en jetant les yeux en arrière sur l’espace parcouru que l’on voit où l’on en est. On croit ne faire qu’une fois ce que l’on fait tous les jours. Cette vie aurait peut-être un inconvénient, la monotonie, si l’on avait le malheur de se laisser aller au dégoût; mais en se maintenant dans un état d’activité soutenue, je ne comprends pas qu’on pût se fatiguer, surtout si les études offraient toujours à l’esprit un objet digne de l’occuper.

J’ai lu avec un grand plaisir les articles que vous avez insérés dans la Revue [européenne].

Permettez-moi, mon cher ami, avant de continuer ma lettre, que j’avais été obligé d’interrompre depuis plusieurs jours, de vous remercier de celle que ma mère me remit hier de votre part. Oui, vraiment, je vous en remercie dans toute la force du terme, comme je vous remercie du plaisir que vous avez fait à ma soeur en venant quelquefois causer de moi avec elle. Elle vous en sait le meilleur gré, et moi, pour ma part, je vous en suis on ne peut plus reconnaissant.

Ma mère n’a mis que cinq jours et demi en route, et c’est aller rondement, parce qu’elle couchait toutes les nuits. Nous avons pu nous voir, moins sans doute que nous aurions voulu, les règles du Séminaire me prescrivant des limites à mes visites, mais assez pour que j’aie eu le temps de la questionner en détail sur les conversations qu’elle avait eues avec vous, et j’ai été ravi d’apprendre que vous étiez toujours bon et aimable. Elle m’a donné l’espoir de vous voir ces vacances. Tâchez donc, mon bon ami, d’obtenir de votre compagnon de voyage le temps de venir m’embrasser. Je serais si heureux de vous revoir! Vous, jeune homme libre, faites donc un peu usage de votre liberté. Croyez-moi, mon cher Eugène, venez. Nous trouverons les moyens de voir du Lac et nous pourrons, à deux cent lieues de Paris, renouveler certaines joyeuses parties que nous y avons faites.

Je vous remercie de m’avoir procuré les Mémoires de Pellico. Probablement, je ne pourrai guère les lire tout de suite, mais ce que j’en ai vu dans la Revue européenne m’a vivement intéressé. Je suis bien de votre avis dans votre jugement sur la littérature actuelle. Quoique par ma position je sois en dehors du mouvement, il me semble que cette littérature ne peut être que froide, parce que le fond manque. On n’a rien de positif dans l’esprit et l’on ne peut rien bâtir de solide. On se plaint du vague qui règne dans le style, mais le moyen qu’il en soit autrement, quand l’esprit ne sait à quoi s’accrocher? On erre, on divague, on se perd dans les nuages, faute de pouvoir poser le pied sur une terre ferme.

Un autre défaut des auteurs modernes, c’est qu’on a hâte d’enfanter. De là tant d’avortons. Tel ouvrage, mûri dans le sein paternel, eût pu se présenter fort vigoureux. Mais non, on le produit avant terme, et ce n’est qu’un foetus rabougri. Il y a dans la génération actuelle autant et plus de dévergondage peut-être que dans l’autre. Au lieu de se préparer par un travail solitaire, on se croit capable de procréer avant l’âge; ce qui est cause que l’on est bientôt épuisé.

Certes, je sens plus qu’un autre tous les défauts du plan d’études adopté dans nos Séminaires, et je suis, sous ce rapport, très fort de l’avis de M. Bautain; mais je crois que les heures de retraite, que je puis employer avec liberté, me sont plus utiles qu’une vie trop évaporée. Je voudrais bien vous voir tout à mon aise, mon cher Eugène, pour pouvoir vous confier toutes les idées qui me passent par la tête et que je n’ai pas le temps de vous développer. Je crois que chacun doit avoir son plan d’études. Je m’en suis fait un mais je ne sais si jamais je pourrai l’exécuter entièrement.(2) Je vous conjure, mon bon ami, de prier pour moi. Je sens tous les jours un besoin immense de grâces, sans lesquelles je ne puis avancer. Je compte sur votre charité.

Adieu. Je vous embrasse sur les deux joues.

Emmanuel.

Donnez-moi, si vous en avez, des nouvelles de Pierre de Brézé, et dites-moi franchement ce que vous pensez des Messieurs de l’Avenir et de la Revue européenne.

E.D'ALZON
Notes et post-scriptum
1. Le cachet de la poste porte: Montpellier, 28 avril 1833.
2. Nous avons encore, manuscrit, un plan d'études raisonné, qui fut écrit au plus tôt en février 1831; il est assez théorique. Un autre, de même nature, manuscrit aussi, est daté du 9 octobre 1833.