Vailhé, LETTRES, vol.1, p.409

25 may 1833 [Montpellier], ESGRIGNY Luglien de Jouenne
Informations générales
  • V1-409
  • 0+132|CXXXII
  • Vailhé, LETTRES, vol.1, p.409
  • Orig.ms. ACR, AB 8.
Informations détaillées
  • 1 ABANDON A LA MISERICORDE DE DIEU
    1 AMITIE
    1 APATHIE SPIRITUELLE
    1 AUTEL
    1 CATECHISME
    1 CORRUPTION
    1 DIVIN MAITRE
    1 EGLISE EPOUSE DU CHRIST
    1 ENSEIGNEMENT DE L'ECRITURE SAINTE
    1 EUCHARISTIE
    1 EXAMENS ET DIPLOMES
    1 GLOIRE DE DIEU
    1 HAINE CONTRE DIEU
    1 INDIFFERENCE
    1 JOIE SPIRITUELLE
    1 LACHETE
    1 MAISONS DE CAMPAGNE
    1 ORDINATIONS
    1 ORDRES MINEURS
    1 ORGUEIL
    1 PAIX INTERIEURE DE L'APOTRE
    1 PEUR
    1 PRETRE
    1 PSAUMES LITURGIQUES
    1 RETRAITE SPIRITUELLE
    1 REVELATION
    1 SACERDOCE
    1 SALUT DU GENRE HUMAIN
    1 SEMINAIRES
    1 SOUS-DIACONAT
    1 TABERNACLE
    1 TONSURE
    1 TRISTESSE
    1 VERITE
    1 VIE SPIRITUELLE
    1 VOLONTE DE DIEU
    1 VOYAGES
    2 DAVID, BIBLE
    2 DU LAC, JEAN-MELCHIOR
    2 LA GOURNERIE, EUGENE DE
    3 ITALIE
  • A MONSIEUR LUGLIEN DE JOUENNE D'ESGRIGNY (1).
  • ESGRIGNY Luglien de Jouenne
  • le 25 mai [1833].
  • 25 may 1833
  • [Montpellier],
  • Monsieur
    Monsieur Luglien de Jouenne d'Esgrigny,
    chez M le baron de Polverel,
    Brive.
    (Corrèze).
La lettre

Si je n’ai pas répondu plus tôt à votre dernière lettre, mon cher ami, c’est que j’avais un examen à préparer, examen peu difficile à la vérité, mais fort ennuyeux pour moi. M’en voilà débarrassé, et il faut me dépêcher de causer un peu avec vous, parce que, de toute la semaine, je ne le pourrai plus. Le Séminaire va passer la journée de demain à la campagne et, après-demain, nous entrons en retraite pour nous préparer à l’ordination de la Trinité. Je vais recevoir les quatre ordres mineurs, c’est-à-dire que je serai fait portier, lecteur, exorciste et acolyte. Cette ordination, quoiqu’elle me rapproche du sacerdoce, n’est pas de toutes la plus touchante, parce qu’on n’y prend pas d’engagement, comme dans le sous-diaconat, et que l’on s’est déjà offert à Dieu en recevant la tonsure. Cependant, elle est le principe de grandes grâces pour étudier l’Ecriture Sainte, faire le catéchisme et commander aux démons. Je doute que ma lettre vous parvienne avant mon ordination, qui aura lieu samedi prochain, vers 9 heures. Priez pour moi.

Je relis votre lettre, je veux répondre à chacune de vos phrases. Vous avez songé à un voyage avec vos amis. Pourquoi ne pas l’exécuter? Surtout si vous ne pouvez partir pour l’Italie, qui vous empêche de venir nous voir? La Gournerie a promis à ma mère de venir me voir aussi. Rien n’empêcherait du Lac de se joindre à nous, et alors nous serions quatre ensemble, merveille qui n^ se réalisera plus de longtemps.

Vous vous trouvez dans une profonde mélancolie. Vous n’aviez pas besoin de me le dire, je le comprenais ou croyais le comprendre. Mais ce qui me fait une vive peine, c’est que cette mélancolie n’a aucun résultat. Il est bon que l’âme éprouve la tristesse, mais quand cette tristesse est stérile, rien n’est plus dangereux; l’âme repliée sur elle-même se ronge, se fatigue et dépérit rapidement. De là, tant d’avortons dans notre siècle, tant de boutons fanés avant d’éclore. Le ver qui les pique est à peine aperçu, et cependant sa dent presque invisible donne la mort. Mon ami, gardez bien vôtre âme des atteintes de ce ver. La tristesse est bonne, quand elle a un but et qu’elle peut produire un heureux résultat. Moi aussi, je suis triste assez, mais il me semble que je tâche de me rendre compte de ma tristesse, et alors elle m’est profitable.

Enfin, persuadez-vous bien une chose, c’est que vous serez malheureux, tant que vous chercherez à vous reposer dans un coeur d’homme, même dans le mien. Ces paroles vous étonnent, et il faut vous bien aimer pour avoir le courage de vous les dire. Oui, mon ami, tant que vous compterez sur moi, vous ne compterez que sur un bras de chair. Comptez sur Dieu, et sur lui seul. Je désire que vous profitiez du temps que vous passerez à la campagne pour faire quelque retour sur vous-même. On a, en général, beaucoup de temps à la campagne, même lorsqu’on y est nombreux. Profitez-en pour rentrer en vous-même et pour faire de sérieuses réflexions sur tout ce que vous avez fait jusqu’à ce moment.

Sur quel fondement bâtissez-vous? Il est temps, et grand temps, pour vous de vous en occuper.

Mon ami, ouvrez-moi un peu votre coeur là-dessus. Quel est votre avenir? Que voulez-vous faire sous tous les rapports? Point de réponse vague. Donnez-moi le secret de votre âme.

Maintenant, je vous parlerai de moi. « Dites-moi, vos peines, vos craintes, vos plaisirs, vos espérances. »(2) Pour vous en faire une idée, il faut vous bien persuader d’abord que je m’efforce, autant que j’en suis capable, de mettre toutes ces choses entre les mains de Dieu. Comme j’ai la conviction que le prêtre qui ira vers un autre but que vers la gloire et la volonté de Dieu ne saurait être un bon prêtre, je m’efforce, autant que je le puis, de ne vouloir rien de moi-même. Cet état me paraît le plus propre à acquérir la véritable liberté d’esprit, sans laquelle nous sommes incapables de quoi que ce soit pour le salut des âmes, sans laquelle encore nous ne pouvons espérer d’avoir la paix telle que Jésus-Christ la donnait à ses disciples.

Mes craintes et mes peines viennent donc de ce que je vois en moi et autour de moi: en moi, de lâcheté, de, tiédeur, d’indifférence, de misères de toute espèce, d’orgueil, de néant; autour de moi, de glace, de torpeur, de haine contre Dieu, de ténèbres, d’aveuglement, de corruption. Voilà, mon ami, de quoi rendre l’âme triste et bien triste, de quoi la précipiter dans une mélancolie bien autrement profonde que cette vaniteuse et égoïste mélancolie du siècle présent, à laquelle je crains de vous voir trop prendre part. Quel spectacle plus triste que d’être l’ami de l’Epoux et de voir tous les jours l’Epouse faire des pertes si nombreuses! Quand on aime Jésus-Christ, on a bien assez à penser aux maux dont on l’accable, sans aller s’en faire de factices. Ne prenez pas ce que je vous dis là pour un reproche. Non, telle n’est pas mon intention. Mais voyez, puisque vous [vous] dites dans la tristesse, ce que votre tristesse a de réel et ce qu’elle a de vaporeux.

Voulez-vous savoir mes plaisirs? Le terme n’est pas convenable. Il y a dans le mot plaisir quelque chose de petit, d’étroit, d’humain, dont je voudrais me dépouiller. Je ne vous parlerai pas de mes plaisirs, je vous parlerai de mes joies. J’en trouve de bien grandes, mon bon ami, aux pieds de Notre-Seigneur. Connaissez-vous le psaume qui commence par ces mots: Quam dilecta tabernacula tua,Domine virtutum! Concupiscit et deficit anima mea in atria Domini? Je vous exhorte à le lire, si vous le pouvez: c’est le psaume LXXXIII. Rien de plus touchant que la manière dont David y parle de Dieu, et je ne crois pas qu’il ait pu le prier avec autant d’onction, s’il n’a eu en le composant une révélation du mystère de l’ Eucharistie. C’est là que vous verrez l’explication des joies de mon âme. Altaria tua, Deus virtutum, s’écrie-t-il dans le même cantique, et c’est bien vrai. Pour un prêtre, il n’y a que l’autel, il n’y a que la victime qu’on y offre, il n’y a que Celui à qui on immole cette victime. Ma joie, je la place en Jésus-Christ, et je n’ai peur que d’une chose, c’est de l’aimer trop naturellement.

Mon cher, je me suis bien convaincu que tout amour, toute sagesse, toute vérité, toute vie venait, pour les hommes, du fond du tabernacle. Pourquoi ne va-t-on pas plus souvent puiser à cette source? Pourquoi ne va-t-on pas y écouter ce Maître, qui parle au coeur sans prononcer de paroles? sine strepitu verborum, comme dit l’Imitation.

Adieu. Priez pour moi et pensez à vous. Pensez-y d’une manière efficace, afin que vous puissiez vous mettre tout de bon au-dessus de vous-même, au-dessus de tout ce qui vous entoure, uniquement, absolument sous la main de Dieu.

Emmanuel.
Notes et post-scriptum
1. Voir des extraits dans *Notes et Documents* t. Ier p. 269-271. La lettre, écrite le 25 mai, ne partit que le 28 de Montpellier.1. Voir des extraits dans *Notes et Documents* t. Ier p. 269-271. La lettre, écrite le 25 mai, ne partit que le 28 de Montpellier.
2. La phrase soulignée est la question même posée par d'Esgrigny.