Vailhé, LETTRES, vol.1, p.429

19 sep 1833 Lavagnac, ESGRIGNY Luglien de Jouenne
Informations générales
  • V1-429
  • 0+139|CXXXIX
  • Vailhé, LETTRES, vol.1, p.429
  • Orig.ms. ACR, AB 15.
Informations détaillées
  • 1 ABUS DES GRACES
    1 AMITIE
    1 CHARITE ENVERS DIEU
    1 DEFAUTS
    1 EFFORT
    1 EPREUVES SPIRITUELLES
    1 HONTE
    1 INFIDELITE
    1 JESUS-CHRIST
    1 JESUS-CHRIST MODELE
    1 LACHETE
    1 MATIERES DE L'ENSEIGNEMENT ECCLESIASTIQUE
    1 MORT DE JESUS-CHRIST
    1 PARENTS
    1 PREDICATION
    1 PRETRE
    1 RECONNAISSANCE
    1 REPOS
    1 RESIDENCES
    1 RETRAITE SPIRITUELLE
    1 SACERDOCE DE JESUS-CHRIST
    1 SANTE
    1 SEMINAIRES
    1 SOUFFRANCES DE JESUS-CHRIST
    1 TRAVAIL DE L'ETUDE
    1 VIE DE PRIERE
    1 VOYAGES
    2 ALZON, FAMILLE D'
    2 GABRIEL, JEAN-LOUIS
    2 LAMENNAIS, FELICITE DE
    3 FRANCE
    3 MONTPELLIER
    3 MUNICH
    3 PARIS
    3 PEZENAS
    3 ROME
  • A MONSIEUR LUGLIEN DE JOUENNE D'ESGRIGNY (1).
  • ESGRIGNY Luglien de Jouenne
  • le 19 septembre 1833.
  • 19 sep 1833
  • Lavagnac,
  • Monsieur
    Monsieur Luglien de Jouenne d'Esgrigny.
    chez M. le baron de Polverel,
    Brive, Corrèze.
La lettre

Je viens, mon cher Luglien, de recevoir votre bonne lettre; elle m’a charmé, comme tout ce qui me vient de vous. Bon ami, ne craignez pas que je me dépêche. Non; ce n’est pas le défaut dans lequel je crains de tomber. Je crains bien plus l’excès contraire, si tant est qu’il y ait de l’excès à suivre les paroles de Jésus-Christ: « Aimez-vous, comme je vous ai aimés. » On peut aller loin sans avoir de scrupule, lorsqu’on a pour soi une semblable invitation.

Et cependant, mon cher ami, il faut bien vous faire l’aveu que je me dépêche, mais non pas à votre égard. priez pour moi, je vous en conjure. Aimez Dieu pour moi, car, je le sens, je ne l’aime pas assez. Et c’est ma faute. Voilà ce qui est épouvantable. Je vous en conjure bien vivement: priez pour moi. J’ai honte de le dire, mais c’est une honte que je puis bien subir devant vous, puisque je veux toujours vous ouvrir ma pensée, je crains d’être infidèle aux grâces de Dieu.

Il me semble que, dans les premiers temps de ma cléricature, il me montrait l’idéal d’un prêtre. Il me semblait voir un être presque céleste, pur comme un ange, le coeur plein de flammes pour Dieu et pour les hommes, aimant la souffrance et la croix, parce que Jésus-Christ, le prêtre par excellence, avait souffert et était mort crucifié, mourant tous les jours à lui-même, comptant la vie pour rien, aimant l’Eglise comme une jeune épouse. Voilà ce que je voyais. Je voyais encore un homme se mettant à la place de tous les malheureux, s’identifiant avec eux pour supporter avec eux tous les genres de peines et de misères. Voilà, certes, un beau modèle; et ce modèle, je croyais être appelé à le réaliser. Cependant, quand je me vois si faible, si froid, si égoïste, je me sens saisi d’un grand découragement, et plus encore d’une grande honte. Car la grâce de Dieu pouvait faire des prodiges en moi, si je l’eusse voulu.

Mais laissez-moi vous faire une question. Aimez[vous] que je vous parle de tout cela? Je ne veux pas que vous me répondiez oui, si vous, n’y portez d’autre intérêt que celui que votre amitié vous inspire pour tout ce qui me concerne. Je veux savoir si les aveux que je vous fais, vous les comprenez bien, si vous vous faites une idée de ce que je puis souffrir. Je ne vous demande pas des conseils. Mon Dieu! Je ne sais que trop ce que j’ai à faire, et je ne vous parlerais jamais ainsi, si je n’avais besoin d’épancher mon coeur dans celui d’un ami qui me prenne en pitié. Ces aveux me rendent un certain courage, et c’est ce qui me décide à les faire.

Ce qui n’a pas peu contribué à me mettre dans cet état, c’est l’indécision où je me suis trouvé, pendant un certain temps, sur le lieu où j’irai continuer mes études. Depuis plus d’un an, j’étais résolu à ne plus revenir, à la rentrée prochaine, au Séminaire de Montpellier. J’ai éprouvé de fortes contradictions dans le choix du lieu, où je voulais aller poursuivre mes études. Je voulais rester en France, sans retourner dans un Séminaire, l’enseignement aujourd’hui y étant beaucoup trop incomplet(2). Enfin, je me suis à peu près décidé d’aller à Rome.

Je pars avec un prêtre qui, après avoir passé quatorze ans dans le ministère, a obtenu un peu de repos pour réparer sa santé et reprendre des forces(3). En même temps, il se propose de se préparer à la prédication. Nous prendrons un appartement et nous travaillerons, chacun de notre côté. Si, au lieu d’aller à Munich, la fantaisie vous prend de venir à Rome, ce sera pour moi une bien grande joie. Je ne me dissimule pas que vous ne trouverez pas là tout ce que vous pourriez désirer sous le rapport de l’instruction, et c’est pour cela que je n’ose pas vous presser de préférer Rome à Munich. Ne croyez pas que moi-même je me fasse uec haute idée de ce que j’y trouverai. Il est sûr cependant qu’avec un peu de bonne volonté j’y trouverai ce qui me convient.

Il me semble qu’une ère nouvelle va commencer pour moi. Je vais être un peu plus mon maître, ce que je crains beaucoup. Vous m’écrirez souvent, si vous ne venez pas me voir. En vous demandant vos lettres, je vous demande ce que je crois maintenant avoir le droit d’exiger. J’espère, avant de partir, faire une bonne retraite, où je prendrai des résolutions conformes à ma nouvelle manière de vivre. Je vous les enverrai, si vous me promettez de me donner votre avis bien circonstancié.

Je suis content de la lettre, où vous me parliez des différents lieux où je pouvais aller. Je vous en remercie, si je ne l’ai déjà fait. C’était à Paris que je voulais aller. Mes parents s’y sont opposés, et c’était de leur part surmonter toute pensée d’affection personnelle, puisqu’ils iront probablement y passer l’hiver.

Voilà longtemps que je vous écris, et c’est un peu sans trop suivre d’autre impulsion que celle d’une tête qui fait beaucoup de chemin. Je ne sais donc si ma lettre sera plus ou moins cousue que la vôtre.

Adieu, bon et excellent ami. Dites-moi pourquoi je vous aime tant et pourquoi vos lettres me causent, .pour ainsi dire, un accroissement de vie. Je m’exprime mal peut-être, mais vous me comprendrez, si les miennes produisent le même effet en vous.

Emmanuel.
Notes et post-scriptum
1. Voir des extraits dans *Notes et Documents*, t. Ier, p. 282 sq., 332.2. Nous savons que l'abbé d'Alzon voulait rejoindre La Mennais à Paris.
3. L'abbé Gabriel, curé à Pézenas, non loin de Lavagnac, ami de la famille d'Alzon.