- V1-445
- 0+144|CXLIV
- Vailhé, LETTRES, vol.1, p.445
- Orig.ms. ACR, AB 20.
- 1 BATEAU
1 FETES DE MARIE
1 MALADIES
1 REPOS
1 REVE
1 SENSATION DE PLAISIR
1 SOUFFRANCE
2 ALZON, MADAME HENRI D'
2 GABRIEL, JEAN-LOUIS
2 MOLLEVILLE, HENRY DE
3 GENES
3 GENES, EGLISE NOTRE-DAME DES VIGNES
3 ITALIE
3 LIVOURNE - A SA SOEUR AUGUSTINE (1).
- ALZON_AUGUSTINE
- le 20 novembre 1833.
- 20 nov 1833
- A bord du *Henry IV*,
- Mademoiselle
Mademoiselle Augustine d'Alzon,
rue de Grenelle. St-Germain, n° 30 ou 50.
Paris.
France.
Tu ne saurais croire, ma chère petite soeur, le plaisir que J’ai à t’écrire du bord de ce bâtiment. Tu peux t’apercevoir que mon écriture acquiert par le balancement ou, pour me servir du terme nautique, du tangage du bâtiment un vacillement considérable. Il fait un temps superbe; aussi ne m’aperçois-je presque pas de la mer. Je vois bien quelques personnes, à qui la tête tourne et qui ont des nausées; pour moi, jusqu’à présent, je suis à l’abri de ce mal qui paraît être chose peu agréable.
J’écrivis hier à ma mère; mais, comme j’oubliai de porter mes lettres à la poste, j’ai été ce matin obligé de la confier à un batelier. J’ignore s’il sera fidèle à tenir la promesse qu’il m’a faite. Demain, je pourrai jeter cette lettre à la poste, à Gênes. Peut-être vous écrirai-je de Livourne, mais il faudra pour cela que je puisse descendre à terre. Nous resterons à Gênes environ trente-six heures.
M. Gabriel est à mes côtés à prendre des notes. Il est plus ravi que jamais. Il met des accents circonflexes sur tous les o et traîne sur tous les e. Nous faisons un chemin prodigieux.
Adieu. Il est très fatigant d’écrire. Si je le puis, je t’écrirai demain plus longuement.
Emmanuel.
Gênes, le 21 novembre, à bord du Henry IV.
Nous voilà à Gênes. Je t’assure que je n’en suis pas fâché. Quelques heures après que je t’avais écrit, la mer fraîchit et les vagues commençant à secouer le bateau, M. Gabriel fut le premier à sentir son estomac secoué; puis, vint le tour de M. de Molleville, puis le mien. Pour moi, ce ne fut pas long. Je restituai bientôt; mais je ne fus pas quitte pour une seule fois. Il fallut y revenir à trois reprises et, la dernière fois, n’ayant plus rien dans l’estomac, je souffrais horriblement à faire des efforts qui n’aboutissaient à rien du tout. Je profitai d’un moment de repos pour aller me jeter sur mon lit et je m’endormis, fort heureusement pour moi, car la mer continua à grossir. Si j’eusse été éveillé, j’eusse autant souffert que les autres passagers, car il faut te dire que j’ai été un des plus épargnés. M. de Molleville ne put se coucher qu’à une heure du matin; M. Gabriel fut aussi tourmenté; il y avait à bord quelques dames dans un état pitoyable.
Ce matin, je me portais très bien et je n’ai presque plus rien éprouvé. Nous sommes arrivés à deux heures à Gênes, et je n’ai fait que visiter la ville. C’était la fête de Notre-Dame des Vignes. Cette église était ornée avec un luxe de draperies et de bougies, dont tu ne te fais pas idée. Je t’assure que c’était magnifique. Je ne te parlerai pas des autres églises, puisque tu n’aimes pas les descriptions.
Nous sommes revenus coucher à bord du Henry IV, et comme nous sommes les seuls passagers, nous sommes fort commodément. Demain soir, nous partirons pour Livourne, où nous serons après-demain matin. Si je puis, je t’écrirai encore de cette ville.
Je t’avoue qu’il y a à admirer, mais qu’il n’est pas nécessaire de s’extasier sur tout. Le pays a quelques jolis points de vue, mais je ne [me] crois pas obligé à crier miracle à chaque pas. L’impression que la mer a faite sur moi eût été fort agréable, si ce méchant mal de mer ne fût venu me désenchanter. Hier, j’étais dans la plus douce rêverie. Comme c’était la veille du renouvellement des promesses cléricales et d’une fête de la Sainte Vierge, j’étais à m’occuper de tout cela, et j’étais vraiment bien disposé. Je croyais vraiment sentir sur la mer la présence de celle qui en est l’étoile, quand la pauvre nature humaine réclama ses droits et força mon âme à descendre du ciel, pour voir comment mon corps supporterait l’éloignement de la terre.
Dans le temps que je t’écrivais ceci, j’entendais une petite voix au-dessus de ma tête. Je l’ai levée et j’ai vu la plus jolie tête de mousse encapuchonnée dans une immense capote: il fait son quart et il est venu épier par la fenêtre qui nous éclaire pendant le jour. Mais je m’aperçois que je tombe dans le bavardage. Aussi bien, il est tard et je veux encore écrire à mon père.
Addio, mia cara sorella. Buona notte.
Emmanuel.
J’oubliais de te dire que je me suis lancé dans le baragouinage avec une intrépidité merveilleuse. Je ne me fais pas mal comprendre. J’espère avant quelques jours être assez au courant.
E.D'ALZON