Vailhé, LETTRES, vol.1, p.507

24 feb 1834 Rome, ESGRIGNY Luglien de Jouenne
Informations générales
  • V1-507
  • 0+161|CLXI
  • Vailhé, LETTRES, vol.1, p.507
Informations détaillées
  • 1 AMITIE
    1 ANGLAIS
    1 CATHOLICISME
    1 CHAIRE
    1 ECONOMIE
    1 ENSEIGNEMENT DE LA PHILOSOPHIE SCOLASTIQUE
    1 EPISCOPAT
    1 EPREUVES SPIRITUELLES
    1 ETUDES ECCLESIASTIQUES
    1 LIVRES
    1 MAUX PRESENTS
    1 MYSTERE
    1 PHILOSOPHIE CHRETIENNE
    1 POLITIQUE
    1 PREDICATION
    1 PRESSE
    1 PRETRE
    1 PROTESTANTISME
    1 SANTE
    1 SEMINAIRES
    1 THEOLOGIENS
    1 TRAVAIL DE L'ETUDE
    1 VERITE
    1 VOYAGES
    2 BAILLY, EMMANUEL SENIOR
    2 CHENAVARD, PAUL
    2 CONDILLAC, ETIENNE DE
    2 DREUX-BREZE, PIERRE-SIMON DE
    2 FOURNIER, MARIE-NICOLAS
    2 GERBET, PHILIPPE-OLYMPE
    2 GOURAUD, HENRI
    2 GOURIEV, NICOLAS
    2 LAMENNAIS, FELICITE DE
    2 MAC CARTHY, CHARLES
    2 MICARA, LODOVICO
    2 ROZAVEN, JEAN-LOUIS DE
    2 RUBICHON, MAURICE
    2 SAINTE-BEUVE, CHARLES-AUGUSTIN
    2 VENTURA, GIOACCHINO
    3 ANGLETERRE
    3 AUTRICHE
    3 FRANCE
    3 ITALIE
    3 NAPLES
    3 PRUSSE
    3 ROME
    3 ROME, COLISEE
    3 RUSSIE
    3 SICILE
  • A MONSIEUR LUGLIEN DE JOUENNE D'ESGRIGNY (1).
  • ESGRIGNY Luglien de Jouenne
  • le 24 février 1834.
  • 24 feb 1834
  • Rome,
  • Monsieur
    Monsieur Luglien de Jouenne d'Esgrigny,
    rue de la Ferme des Mathurins, n° 22.
    Paris. France.
La lettre

Mon cher ami,

Il y a une heure que j’ai reçu votre lettre du 11 février. Pourquoi ne m’écrire que quatre mots? Il y a longtemps que vous me tenez à ce régime. Est-ce que vous n’avez pas autre chose à me dire? Je croirais plutôt (et je désire me tromper) que ce ne fût chez vous l’effet d’une sécheresse d’esprit qui ne m’étonnerait point. Vos phrases, depuis quelque temps, ont pris un ton trop bref. Si vous voulez écrire un ouvrage, défiez-vous-en. Et puisque nous sommes sur ce chapitre, je ne vois pas pourquoi vous ne composeriez pas un ouvrage. Vous en êtes tout aussi capable qu’un autre. Ecrivez donc. Mais sur quoi? Comme, en attendant cette longue lettre qui n’arrive jamais, j’ignore absolument vos occupations, je ne puis vous dire quel sujet je vous crois capable de mieux traiter; mais je vous engage fort à écrire toujours, puis nous verrons, ou plutôt vous verrez.

J’ai été à Naples passer quelques jours. J’y retournerai peut-être au mois de septembre, et alors je ferai le tour de la Sicile. Voudriez-vous d’un pareil projet? Quant à mon avenir, j’ignore absolument quel il sera. Je sens, aussi bien que vous, que Rome n’est pas où je suis; mais où irai-je? Que ferai-je? Si je retourne en France, je dois aller dans un Séminaire, sous peine d’être livré à l’anathème. Je ne me sens pas le courage de subir un anathème. Si je vais dans un Séminaire, je renonce à deux années de mon existence sous le rapport des études, et je sacrifie presque certainement ma santé qui n’est déjà pas trop florissante. Et puis, si je reviens en France, je serai prêtre avant un an et demi. Croyez-vous que je sois libre alors? Mon évêque me réclame déjà depuis longtemps. En restant ici, je sais fort bien que je ne vois pas tout, que je n’assiste pas au mouvement des esprits, quoique j’en découvre une partie. J’ai fait et ferai encore des connaissances précieuses dans tous les partis. Il n’y a que celui des Jésuites que j’ai planté là pour un temps, parce qu’ils voulaient me dominer. Je connais les sommets scientifiques de Rome et j’en connaîtrai d’autres de jour en jour

Je vais, cette semaine, chez Rubichon qui fait retentir Rome de son système des subsistances; chez Chenavard, jeune peintre, ex-saint-simonien(2), dont Sainte-Beuve pourra vous parler, si vous voyez Sainte-Beuve. Je travaille huit à dix heures par jour; ma santé ne m’en permet pas davantage. Je passe le reste du temps à voir les hommes et les ruines. J’ignore si je pourrai m’accoutumer à Rome, parce que, pour s’accoutumer à une chose, il faut la comprendre. Or, Rome est pour moi un mystère, que je ne découvrirai pas de longtemps, mélange de foi et d’abus, de vertus et de décadence, de force et de faiblesse, de politique de la peur et d’amour du bien, tout cela amalgamé, confondu. Débrouille qui peut! Les têtes les plus actives s’usent sur des questions peu importantes et laissent de côté les questions vitales.

Que vous dirai-je de la manière dont certains habiles entendent la philosophie? Pour un grand nombre, c’est Condillac qui est le chef de l’esprit humain. D’autres en reviennent à la philosophie de saint Thomas, qui malheureusement dit tout, si j’en juge par les autres. « Mon père, disais-je à un des premiers théologiens de ce pays, quel moyen de connaître le véritable esprit de la philosophie de saint Thomas? Le P. Rozaven prétend combattre M. Gerbet avec saint Thomas, et, d’autre part, le p. Ventura prétend trouver dans cet auteur les principes du système du sens commun. -Ah! me dit le religieux, ces deux-là n’ont pas bien compris les choses. » Bon, pensai-je en moi-même en voici un troisième qui nous apprendra ce qui est vrai, en attendant un autre, et ainsi de suite. Et ce n’est pas près de finir. Depuis sept à huit (sic) siècles que saint Thomas a paru, je ne vois pas que tant de choses soient bien avancées.

Vous dirai-je que je suis quelquefois bien aise d’être loin de la France? Il est bon de la voir de loin et de considérer son action sur ce qui n’est pas elle. Cette action est immense, et tout le monde la subit, les uns en murmurant, les autres avec crainte. Je n’ai vu personne la vouloir dans sa plénitude, et c’est naturel. L’abbé de la Mennais fait ici plus parler de lui peut-être qu’en France. « La manière dont on s’est conduit à son égard a été bien peu chrétienne, me disait un cardinal(3), et d’autant moins chrétienne que l’on savait pourquoi il était poursuivi. Vous croyez, vous, que ce sont les évêques qui l’ont fait condamner, ou au moins qui ont fait désapprouver son action; car pour les principes, on ne peut le condamner, sans condamner saint Thomas, ce qui n’arrivera jamais. Savez-vous ce qui l’a fait condamner? Ce sont les sollicitations de l’Autriche, de la Prusse et de la Russie, qui ont cru (gardez ceci pour vous) que la cour de Rome excitait sous main M. de la M[ennais]. Inde irae? Monseigneur, disait l’ambassadeur de Russie à un cardinal, l’abbé de la M[ennais] voudrait faire du catholicisme un colosse et nous ne le souffrirons pas. Comprenez-vous à présent? »

Je vous prie de ne pas répandre ceci, parce que la personne de qui je le tiens ne veut pas être compromise, et sa position ne lui permet pas de se montrer.

Je vois Brézé, mais peu. Je deviens avec lui d’une politesse extrême et je lui rends toutes ses visites avec la plus grande exactitude. N’est-ce pas bien fait d’être poli avec quelqu’un qui vous déclare qu’il vous suit dans ce que vous faites? Je suis assez lié avec un jeune Anglais(4), qui, par sa position, peut me donner des détails précieux sur l’Angleterre. Il a la tête un peu chaude; mais il faut cela pour renouveler son pays, qui est bien bas, quoiqu’il se développe un germe précieux parmi les jeunes protestants. Ventura va publier le second volume de sa Philosophie, qui sera remarquable; il publiera en même temps un ouvrage qui avait été arrêté dans le temps de la grande discussion de l’abbé de la M[ennais], parce qu’il lui faisait trop de compliments.

J’ai bien peur que les conférences ne réussissent pas. La chaire catholique, plus que les autres, veut l’unité dans l’expansion de la parole. Or, cette ribambelle de prédicateurs, qui s’en iront à tour de rôle donner le fruit de leur labeur, feront nécessairement un travail incomplet. Telle est mon opinion. Je désire vivement me tromper. Que faites-vous de l’abbé de la M[ennais]? Je le plains de toute mon âme. Donnez-moi des détails sur son compte.

Répondez à ma question: comment m’aimez-vous? Je serais curieux de savoir où nous en sommes. Je ne crains point, grâces à Dieu, que vous me fassiez la même question. Je sens de plus en plus un grand désir et le besoin de vous voir. Quand nous verrons-nous? Faites mes compliments à Gouraud sur le succès de son journal; embrassez-le pour moi; rappelez-moi aussi au souvenir de M. Bailly. Adieu. Oui, j’ai besoin de vous, car je passe des moments pénibles. La vue de certains maux de l’Eglise m’affecte d’une manière pénible, sans doute parce que ma foi est trop faible. Cependant, il faut se préparer au combat.

Ce soir, je suis allé au Colisée voir lever la lune. Je me suis assis sur les marches de la croix qui le protège contre la destruction. J’ai pensé à vous, à Dieu, à mon avenir. Mon Dieu! qu’il est noir! Ainsi soit-il!

Emmanuel.
Notes et post-scriptum
1. Voir des extraits dans *Notes et Documents*, t. Ier, p. 589.2. Peintre célèbre, né à Lyon en 1809, mort en 1895.
3. Le cardinal désigné ici est Micara. Quant au propos, cité peu après, il est rapporté souvent, sans que l'on puisse en indiquer la vraie source.
4. Charles Mac-Carthy.