Vailhé, LETTRES, vol.1, p.534

31 mar 1834 Rome, ESGRIGNY Luglien de Jouenne
Informations générales
  • V1-534
  • 0+169|CLXIX
  • Vailhé, LETTRES, vol.1, p.534
Informations détaillées
  • 1 ADMINISTRATION PUBLIQUE
    1 AMITIE
    1 APATHIE SPIRITUELLE
    1 ARMEE PONTIFICALE
    1 ATHEISME
    1 AUTORITE PAPALE
    1 BOURGEOISIE ADVERSAIRE
    1 CATHOLICISME
    1 CONNAISSANCE
    1 CONSPIRATION
    1 CONTRARIETES
    1 DIVINITE DE JESUS-CHRIST
    1 EFFORT
    1 EMPLOI DU TEMPS
    1 ENSEIGNEMENT DE LA LITTERATURE
    1 ESPRIT FAUX
    1 ETRANGER
    1 FRANCAIS
    1 FRANCHISE
    1 GOUVERNEMENTS ADVERSAIRES
    1 JEUNESSE
    1 LACHETE
    1 LIBERAUX
    1 LIVRES
    1 MAUX PRESENTS
    1 MEMOIRE
    1 MENEURS
    1 MYSTIQUE
    1 ORGUEIL
    1 PAPE
    1 PARTI
    1 PENSEE
    1 PERSEVERANCE
    1 POUVOIR TEMPOREL DU PAPE
    1 PRESSE
    1 PROTESTANTISME ADVERSAIRE
    1 RECONNAISSANCE
    1 REVOLUTION
    1 ROYALISTES
    1 SACRIFICE DE JESUS CHRIST
    1 SALUT DES AMES
    1 SANTE
    1 SCHISME
    1 SEMAINE SAINTE
    1 SEMINAIRES
    1 SENS
    1 SEPARATION DE L'EGLISE ET DE L'ETAT
    1 SERMONS
    1 SERVICE DE L'EGLISE
    1 SOLITUDE
    1 SPECTACLES
    1 SUFFISANCE
    1 TRAVAIL DE L'ETUDE
    1 TRIOMPHE DE L'EGLISE
    1 VOLONTE
    2 ALZON, MADAME HENRI D'
    2 BOURMONT, VICTOR DE
    2 DREUX-BREZE, SCIPION DE
    2 DU LAC, JEAN-MELCHIOR
    2 GERBET, PHILIPPE-OLYMPE
    2 HAUSSEZ, D'
    2 LA GOURNERIE, EUGENE DE
    2 LAMENNAIS, FELICITE DE
    2 MAISTRE, JOSEPH DE
    2 REBOUL, ELEUTHERE
    2 THERESE, SAINTE
    2 VENTURA, GIOACCHINO
    3 FRANCE
    3 ITALIE
    3 PARIS
    3 ROME
    3 ROME, BASILIQUE SAINT-PIERRE
    3 ROME, CATACOMBES
    3 ROME, EGLISE SAINT-LOUIS DES FRANCAIS
    3 SICILE
  • A MONSIEUR LUGLIEN DE JOUENNE D'ESGRIGNY (1).
  • ESGRIGNY Luglien de Jouenne
  • le 31 mars 1834.
  • 31 mar 1834
  • Rome,
  • Monsieur
    Monsieur Luglien de Jouenne d'Esgrigny,
    rue Ferme des Mathurins, n° 22.
    Paris. France.
La lettre

Avant toutes choses, je dois vous gronder. Pourquoi croyez-vous qu’on a mauvaise opinion de vous? Vous croyez ce qui n’est pas, entendez-vous ? Ma mère, l’année passée, ne pouvait vous connaître que par oui-dire, et ce qu’elle avait appris lui avait donné une idée opposée à celle que vous lui attribuez à votre égard. Je vous prie donc de n’être pas embarrassé avec elle. Ceci soit dit une fois pour toutes, parce que je serais fort contrarié de vous voir des idées fausses sur ce qu’on pense de vous.

Maintenant, je vous remercie mille fois de votre bonne longue lettre, de votre exactitude à me répondre et de tout ce que vous me dites. Rassurez-vous sur ma santé. Je dois renoncer, je crois, à la voir jamais bien forte. Le Séminaire m’a porté un coup dont je me ressentirai longtemps. Cependant, je ne suis pas précisément mal; seulement, un rien me dérange. Mon tempérament n’a jamais été bien fort. Je ne pense pas que le climat d’Italie me soit absolument contraire, quoique je sois convaincu qu’un pays froid me conviendrait mieux. Je ne crois pas avoir rien à me reprocher sous le rapport des ménagements à garder. J’avoue que je serai contrarié, si je suis obligé de quitter Rome avant le temps que je me propose d’y rester.

Vous faites bien de ne pas faire de projets à l’avance. Cependant, il est bien sûr que si vous ne venez pas, ou bien La Gournerie, qui, je crois, doit venir ici à cette époque, je ne verrai pas la Sicile. Il me serait trop dur d’être avec des personnes qui épluchent toutes vos paroles, et avec lesquelles il faut, par conséquent, être sur ses gardes. Vous ne sauriez croire combien j’ai à souffrir sous ce rapport. Heureusement que chaque jour je secoue le joug inquisitorial. Il est une foule de petites choses que je ne puis écrire et qui vous prouveraient combien je suis et je dois être peu disposé à m’ouvrir à certaines gens. Ne croyez pas pour cela que je me jette à corps perdu dans le parti opposé. Je le vois beaucoup, il est vrai, mais j’en prends et j’en laisse. Je vais assez souvent chez le P. Ventura, à qui je trouve un immense talent, beaucoup de clarté, beaucoup de logique, beaucoup de mémoire et beaucoup d’exagération.

Quoi que pensent certaines gens, Rome éprouvera avant peu, j’en suis convaincu, des modifications profondes. Qu’il y ait une révolution, c’est ce dont je doute. Si je n’étais qu’homme du monde, je dirais que, dans un siècle, cette révolution pourrait avoir lieu. Mais, comme catholique, je dois penser que la Chaire de Pierre ne périra pas, alors même que le pouvoir temporel échapperait au Souverain Pontife. Or, je ne puis penser que les efforts que l’on fait pour démoraliser Rome réussissent. A côté de gens qui n’ont pas la foi -et ces gens se trouvent dans la bourgeoisie et l’administration- on voit une population imprégnée de catholicisme, des hommes d’un grand talent, dont la science n’est pas appropriée aux besoins de la France qu’ils jugent toujours fort mal, mais dont la parole a ici un retentissement immense. Il y a encore des hommes chez qui de bons germes sont jetés. Ces germes se développent lentement et dans le silence, mais, je crois que, s’ils ne sont pas étouffés par des imprudences ou avortés par un trop grand empressement, ils pourront faire un jour le salut de ces contrées. En résumé, je pense ou, au moins, j’espère que Rome est appelée à profiter des avantages de révolution, sans en avoir les troubles et les horreurs.

L’abondance des étrangers a été prodigieuse. On en a compté, pendant la Semaine Sainte, jusqu’à vingt-quatre mille, parmi lesquels un nombre très considérable de Français. On prétend que le maréchal de Bourmont va prendre le commandement des troupes papales. Les royalistes ont fait bien des petitesses. Certains chefs, comme le marquis de Brézé, se séparent de la foule. M. d’Haussez aussi paraît assez loin de partager le sentiment commun, si tant est qu’il y ait aujourd’hui un sentiment commun parmi les royalistes. Pour moi qui n’ai aucune opinion, je puis vous assurer que je m’étonne tous les jours que des gens qui ont des opinions si différentes osent prendre le nom de royalistes. Il y a aujourd’hui plus de différence entre les royalistes de diverses nuances qu’entre les royalistes et les libéraux. J’en puis juger d’une manière sûre, car tous les chefs du parti ont afflué cette année. On dit qu’ils sont venus ici pour conspirer. Mais je puis assurer que cette conspiration n’est pas dangereuse. Des conspirateurs qui ne s’entendent pas ne me paraissent guère propres à exciter des alarmes.

J’en reviens à votre ouvrage. Je suis convaincu que vous devez le faire. Je ne pense pas que vous deviez faire une oeuvre dramatique, ni une oeuvre d’art, mais une oeuvre de conscience. Que vous n’ayez aucune idée dominante pour le moment, c’est possible. Vous m’avez toujours donné trop peu de détails sur votre vie intellectuelle, pour que je puisse vous parler avec connaissance de cause. Cependant, j’ai la conviction que, is vous voulez, vous pourrez avec de l’étude vous former un système, quoique je ne croie pas qu’un système se forme du jour au lendemain, ni que les hommes à système hâtent beaucoup la marche de la vérité.

Pour moi, je suis assez fluctuant, pour savoir à quelle oeuvre je dois me dévouer spécialement, soit aux missions des protestants, soit à des conférences pour les jeunes gens. Je crois que je dois me préparer pour la seconde carrière, parce qu’avec des éléments de conférences je pourrais toujours faire de bons sermons, tandis qu’avec des éléments de sermons on ne fait pas de bonnes conférences. J’ai pensé souvent à un ouvrage à faire, et il me semblait qu’une histoire de la Réforme, faite avec conscience et considérée philosophiquement, pourrait faire un grand bien. Ce serait, à mon gré, l’histoire du mouvement intellectuel depuis trois siècles. A cette question se rattacheraient une foule de problèmes d’avenir qui trouveraient leur solution dans le passé.

Pour un travail semblable, il faudrait une grande persévérance, de la science et beaucoup de tact. Je vous crois du tact, la capacité d’acquérir de la science; quant à la persévérance, c’est l’affaire de la volonté. Cet ouvrage, s’il était composé de manière à se faire lire, produirait un grand bien dans le monde, en ce sens qu’il arrêterait un mouvement rétrograde qu’il me semble voir se manifester en France. On trouverait dans les orgies de la raison l’explication des maux qui ravagent une partie de la jeunesse, en même temps qu’on pourrait stigmatiser, comme elle le mérite, cette lèpre dans laquelle s’enfoncent tant d’intelligences. Je vous demande en grande sincérité(?) toutes vos pensées là-dessus. Rien ne classe, n’ordonne mieux les idées que l’écriture. Vos lettres vous seront utiles, si vous savez réfléchir pendant quelque temps. Je vous engage à ne pas donner dans le roman. Tout le monde s’y précipite.

Pour ma part, j’ai eu dans la tête mille différentes idées. Je crois que, si vous ne traitez pas la Réforme, un jour je tâcherai de faire quelque chose. Ce n’est pas que je n’aie une autre idée. Il me semble que la notion de sacrifice, après ce qu’en ont dit MM. de Maistre et Gerbet, est encore incomplète. Je crois aussi qu’il est une foule de choses à dire sur Jésus-Christ, et vous pouvez voir qu’aujourd’hui la divinité du Christ est un des mystères devant lequel la raison se relève avec le plus d’orgueil. Qu’en pensez-vous? Le grand défaut des auteurs du siècle c’est d’avorter, à force de hâter l’enfantement. La persévérance est donc la chose la plus nécessaire pour se séparer de la foule.

Je vais rester seul. Mon compagnon est obligé de ramener en France un jeune homme dont il s’était chargé. Il a du talent, beaucoup de talent, mais pas assez de travail. Il le sent si bien qu’il va passer deux ans dans le travail. Il fait bien. Il a prêché à Saint-Louis, malgré moi.

Je n’ai rien à vous dire, mon bon ami, sur votre état moral, sinon que je vous dirai comme l’abbé de la Mennais: « Rien ne s’use plus vite que la volonté. » Souvenez-[vous] de cette maxime; elle vaut tout un livre. Du Lac avait voulu entreprendre avec moi une longue discussion sur mes mystiques; il me reprochait de trop m’en occuper. Je lui répondis mes raisons. Pour me convaincre que j’avais tort, il voulut les lire; il tomba sur les ouvrages de sainte Thérèse, qui, malgré tout le respect que je porte à cette sainte, ne sont pas ceux que j’aime le plus. Il resta confondu et m’écrivit longuement pour me dire que jusqu’alors il n’avait rien compris à l’amitié chrétienne. Je conçois très bien que les oeuvres de sainte Thérèse ouvrent le coeur, même à ceux qui l’ont le plus large. Cependant, je ne vous conseille pas de vous occuper de ces sujets. Il faut, pour les bien saisir, beaucoup de calme, la paix de l’âme et bien d’autres conditions, qui ont permis à du Lac de découvrir la mine immense qui lui était offerte.

Quand vous reverrai-je, doux ami? Oh! qu’il me tarde! Car, vous avez raison; je vous trouverai changé, et vous aussi, vous me trouverez changé. Je sais, pour ma part, que je suis tout confus de l’emploi de mes quatre dernières années, et quand je prends des résolutions pour l’avenir, je me sens bien peu de courage. Il faut cependant agir, car à chaque instant la vie se présente à moi avec une réalité plus effrayante. La visite des catacombes m’a fait, sous [ce] rapport, avancer de bien des années. Ces cités de la mort, avec leurs rues étroites comme le sépulcre et leurs habitants séculaires, cette poussière humaine que j’ai broyée entre les doigts m’ont, toutes les fois que j’y suis descendu, frappé plus fortement et ont jeté une lumière bien vive sur ma pauvre individualité.

Voilà une heure que je parle à tort et à travers. Ma plume ne va pas bien. J’ai des crispations, ce qui fait que j’écris tout de travers et que je pense comme j’écris.

Je suis allé voir, ce soir, la fameuse girandole. A Paris, j’ai vu peut-être de plus beaux feux d’artifice, si l’on prend les détails, mais cet ensemble, jamais. Hier, je vis l’illumination du dôme de Saint-Pierre. Vous n’avez rien vu de semblable. Je vais me coucher. Peut-être demain pourrai-je vous dire quelques mots qui aient le sens commun.

Mardi de Pâques [1er avril].

Je veux vous dire encore deux mots. D’abord, que pensez-vous de ce mouvement religieux que tant de journaux proclament? Pensez-vous qu’il soit aussi réel qu’on le dit et que les jeunes gens fassent de leur retour à la religion autre chose qu’une affaire de vogue? J’en ai bien peur; mais il est fort possible que l’état de dénuement dans lequel se trouve l’Eglise lui fasse plus de bien que tous les secours que certaines gens lui ont voulu donner. Toujours est-il vrai que l’Eglise peut subsister en dehors de l’Etat. Voilà un fait incontestable. Je voudrais que quelqu’un le fît bien ressortir. Cela prouverait deux choses: d’abord, que l’Eglise marche vers un état nouveau et que son triomphe définitif dépendra de la franchise avec laquelle certains catholiques accepteront les conditions de ce nouvel état; en second lieu, que les efforts du gouvernement pour opprimer la religion, pour l’avilir et faire un schisme en France, ne serviront qu’à lui donner des forces, en l’aidant à se présenter à l’humanité sous le point de vue qui lui convient. N’êtes-vous pas de mon avis? Si vous l’êtes, vous feriez bien de donner un article un peu tapé dans ce sens. Tout me paraît disposé pour que des paroles dans ce sens aient un grand retentissement.

Vous m’apprenez qu’il s’agit d’une transformation dans la Revue européenne, mais vous ne me dites pas de quelle transformation il s’agit. Je serais content de connaître de quoi sont capables les rédacteurs de ce journal, si tant est qu’il y ait des rédacteurs. Pour moi, j’en doute fort, car tous les mois j’y vois des noms nouveaux. Je n’y vois plus le vôtre depuis quelque temps.

Je relis votre lettre pour la troisième ou quatrième fois. J’en suis enchanté, mais je ne puis vous rien dire. Quand vous me paraissiez livré à la torpeur, j’ai cru devoir vous adresser des paroles un peu sévères; je désirais vous réveiller. Maintenant, vous êtes dans l’angoisse d’un réveil pénible, je dois vous laisser faire, vous dire: « Courage », vous aimer beaucoup, infiniment. C’est (du moins je le crois) ce que je fais, mais je ne puis vous rien dire. Si l’exposition de vos peines, de vos incertitudes est vraie, je ne doute pas que Dieu ne vous rende la paix, mais seulement quand vous vous serez donné à lui sans réserve. Jusque-là, il vous faut souffrir. La souffrance vous sera salutaire.

Voilà une lettre bien longue, dans laquelle je me suis furieusement laissé aller à l’envie de causer. Adieu. Je vous aime fortement.

Emmanuel.
Notes et post-scriptum
1. Voir des extraits dans *Notes et Documents*, t. Ier, p. 383 sq. 510