Vailhé, LETTRES, vol.1, p.592

24 jun 1834 Rome, ESGRIGNY Luglien de Jouenne
Informations générales
  • V1-592
  • 0+185|CLXXXV
  • Vailhé, LETTRES, vol.1, p.592
Informations détaillées
  • 1 AME
    1 AMITIE
    1 BONTE
    1 COLERE
    1 CONNAISSANCE DE SOI
    1 DIPLOMATIE
    1 EFFORT
    1 ENERGIE
    1 ESPRIT FAUX
    1 ETRANGER
    1 FATIGUE
    1 LIVRES
    1 LOISIRS
    1 PARESSE
    1 PENSEE
    1 PRESSE
    1 REVOLTE
    1 SENS
    1 SENSIBILITE
    1 SERMONS
    1 SOUFFRANCE
    1 SYMPTOMES
    1 TRAVAIL DE L'ETUDE
    1 VERTU DE FORCE
    2 DREUX-BREZE, PIERRE-SIMON DE
    2 GREGOIRE XVI
    2 LA GOURNERIE, EUGENE DE
    2 LAMENNAIS, FELICITE DE
    2 ROZAVEN, JEAN-LOUIS DE
    2 VENTURA, GIOACCHINO
    3 FRANCE
    3 MAJEUR, LAC
    3 NAPLES
    3 ROME
  • A MONSIEUR LUGLIEN DE JOUENNE D'ESGRIGNY (1).
  • ESGRIGNY Luglien de Jouenne
  • le 24 juin 1834.
  • 24 jun 1834
  • Rome,
  • Monsieur
    Monsieur Luglien de Jouenne d'Esgrigny,
    rue Ferme des Mathurins, n° 22.
    Paris. France.
La lettre

J’ai tout un sermon à vous faire. Ainsi, préparez vos oreilles. D’abord, je dois vous demander si je n’aurai plus de vos nouvelles que tous les trois mois. Il me semble que vous êtes au moins paresseux. La paresse est un vilain défaut, surtout dans un ami. J’avais pris la résolution de mettre, entre cette lettre et la vôtre, la même distance qu’il y avait entre ma lettre précédente et celle que je reçois ici de vous. Je n’ai pas encore ce courage-là. Cependant, vous voyez que j’ai tenu assez ferme, pour ne vous écrire désormais que quand vous m’auriez répondu. Ceci doit vous prouver que je suis fâché. Je croyais que vous auriez compris ce que je vous demandais, quand je vous disais que sur la terre étrangère la parole d’un ami était cent fois plus douce. Il paraît que, dans ce moment, vous rêviez au lac Majeur. Franchement, vous avez tort de ne pas chercher un peu plus à me plaire, comme vous dites, car je crois le mériter par l’amitié que j’ai pour vous. Mais vous voulez je crois, l’épurer. Ainsi soit-il! Faites comme il vous plaira. Si vous ne me donnez pas plus souvent de vos nouvelles, je ne vous aimerai jamais moins; mais si vous me prouviez un peu plus que vous vous occupez de moi, je vous aimerais peut- être davantage, chose difficile après tout.

Je voudrais vous voir, mon bon ami. Il me semble que je pourrais vous être de quelque utilité. Votre lettre est empreinte d’une fatigue d’esprit et de coeur qui me fait une grande peine. Comme vous, j’ai mes ennuis, quoique probablement d’un autre genre. J’ai trouvé le moyen de les supporter. J’ai trouvé le moyen de souffrir beaucoup, quelquefois jusqu’à ne savoir plus où j’en suis, sans pour cela sentir mon âme se flétrir. Il me semble, au contraire, que la douleur me donne des forces, et je ne me sens jamais plus faible que lorsque je ne souffre pas. Je vous dis ce qui se passe en moi, dans le désir de vous être utile. Tous les deux, nous avons besoin d’énergie, et je vous en crois plus dans le caractère qu’à moi.

Il me paraît que vous dépensez celle que vous avez mal à propos, et c’est un grand tort. Vous ne faites rien. Il n’est pas une personne, à qui j’ai demandé de vos nouvelles, qui ne m’ait répondu: il court les bals. Savez-vous que cette réponse, beaucoup trop souvent répétée, m’a fait une vive peine? Vous finirez par vous faire tort. On vous connaît fort mal, et c’est votre faute. Mon bon ami, je vous en prie, faites quelque chose de bon, travaillez à quelque chose. Oh! que je voudrais vous voir! Vous avez bien près de vingt- sept ans, si vous ne les avez déjà. Qu’avez-vous fait?

Je suis bien aise d’être venu à Rome. Si j’ai perdu à ne pas rester en France, j’ai gagné à voir les choses de loin. Et puis, je suis bien aise de connaître un pays qui ne sera pas longtemps tranquille. Le Vésuve n’est pas le seul volcan qui bouillonne à Naples, et les bords du lac Majeur ne seront pas toujours tranquilles. Que vous dirai-je de Rome? On y vit au jour le jour, on y apprend souvent par les journaux français ce qui s’y passe et ne s’y passe pas; mais on est tranquille, ou, au moins, on ne remue pas, ce qui est encore autre chose.

Le livre de l’abbé de la M[ennais] a fait un effet fort difficile à dire; d’abord, parce qu’on ne l’a pas lu et qu’on en a parlé comme si on le connaissait. Le Pape, dit-on, a refusé de le lire. Parmi les particuliers, on cite à peine le P. Rozaven et l’abbé de Brézé qui l’aient reçu. Il est parvenu aux ambassades. Je l’ai eu quelques heures entre les mains, je l’ai lu à La Gournerie. Les principaux amis de l’abbé ne le connaissent pas encore, vu que le livre est interdit à la douane et à la poste. Cependant, il est à peu près certain qu’on n’en parlera pas, au moins pour le condamner(2). Le P. Ventura avait cru y voir quelque chose d’anticatholique, mais je suis persuadé que les extraits qu’il a lus l’avaient fait juger faussement. J’ai trouvé le correctif dans la lecture de l’ouvrage entière. Vous avez raison de l’appeler étrange. Que pensez-vous de l’action qu’il aura? Pour moi, je n’ose le blâmer, mais je l’approuverais beaucoup, si certaines expressions en étaient retranchées.

Les Jésuites sont au bonheur. Je n’ai rien vu de plus affligeant que le spectacle qu’offrent les Jésuites; ils meurent, et ce qu’il y a de mieux, c’est de les laisser mourir de leur belle mort. Tout ce qu’on m’avait dit contre eux m’avait donné des dispositions favorables à leur égard. Ce que j’en ai vu de mes yeux m’a tellement révolté que je craindrais d’être partial en les jugeant.

Vous me reprochez de ne pas vous parler de moi dans ma dernière lettre. Que puis-je vous en dire? Je vis doucement à l’extérieur. Cependant, mon âme sera ronge et je la trouve un peu bête sur [certains] points, mais je ne suis pas toujours son maître. Je voudrais faire quelque chose, et mon impuissance m’accable. Mon coeur change, car il me semble qu’il s’agrandit pour aimer mes amis et cette pauvre humanité, à qui je voudrais faire quelque bien. Il me semble que ma puissance d’aimer est beaucoup plus forte que lorsque je vous ai quitté. C’est peut-être le seul point sur lequel j’ai gagné, car je ne suis pas content du développement de mon esprit. Je ne le crois pas rétréci, mais je ne le trouve pas aussi développé que je le désirerais. Je le trouve borné d’une manière désespérante. Il ne peut supporter que peu de choses. Peut-être cela vient-il de ma manière de travailler, que je me propose de changer.

Adieu, mon ami. J’ai reçu une foule de lettres et je veux y répondre. Soyez plus exact à m’écrire et aimez-moi.

Emmanuel.
Notes et post-scriptum
1. Voir des extraits dans *Notes et Documents*, t. Ier, p. 393, 424, 553.2. Le lendemain du jour où l'abbé d'Alzon écrivait ces lignes, Grégoire XVI signait l'encyclique *Singulari vos* qui condamnait les *Paroles d'un croyant* et l'abbé de la Mennais.